Mais le viseur du photographe est un
cadre. Dans ce cadre je développe une autre vision du monde. Essence
même de l'art. Magie artistique. Magie de la lumière, du premier plan,
d'un ciel déchiré, d'un effet d'exposition, magie de la composition,
magie des couleurs. J'agis par petits réglages successifs, comme pourrait
le faire un peintre devant son chevalet. Mais si le peintre n'ignore
rien de l'évolution de son œuvre, s'il peut ajuster, corriger, gommer,
écraser, diluer, éclaircir, saturer ou conserver le résultat de sa prime
inspiration, nous en sommes réduits pour notre part à d'optimistes conjectures.
Nous sommes condamnés à vérifier in fine la qualité et l'émotion rendues
par ces clichés volés au temps. In fine, in fine, oui, mais nous n'en
sommes qu'au début. Patiennnnnnce ! ! ! Sur notre gauche nous venons
d'apercevoir voici quelques minutes, un groupe de cormorans figés comme
des pingouins immobiles sur leur rocher vertical. Un peu plus loin,
deux otaries nichées dans un trou à fleur d'eau, rescapées d'une prétendue
colonie, et plusieurs condors, dont l'un, planant de toute son envergure
au-dessus du bateau, laissa échapper deux ou trois plumes sur la tête
ravie de Martine. Nous accostons sur la droite du glacier. Les passagers
des deux bateaux qui faisaient route ensemble s'alignent sur le chemin
qui mène au pied du glacier. La procession est pénible. Roberta avance
difficilement avec ses chaussures à talons, Mamie boitille un peu, Nigel
Simpson s'arrête tous les dix pas pour mitrailler un gros glaçon qu'il
aperçoit à la dérive sur le lac glaciaire, Herbert Van Doegong se retourne
en permanence pour rattraper son gamin qui marche à reculons, Emiliano
Baptista s'empêtre tous les cinq pas dans une paire de lacets qui pendouille
sous ses gros godillots, Martine est toute en retenue, et moi... euh...et
bien oui, je quitte cette procession chaotique et entraîne Martine hors
des beaten tracks . Nous nous asseyons gentiment au bord du lac. Le
glacier est petit mais sa descente abrupte nous impressionne. Le glacier
ne progresse plus. Il régresse même, comme beaucoup de ses cousins répartis
sur un globe qui se réchauffe. Mais, malgré tout, et ce, quel que soit
le glacier, il se dégage toujours une espèce de grandeur mystique de
ces longues langues de glace qui charrient leurs sédiments depuis des
siècles, et qui meurent en fragments bleutés, Ô mon Dieu que c'est beau,
sous les eaux vertes de leur froide sépulture. Nous revenons au bateau
derrière les claudiquants, les rois du déclic, les mamies fatiguées.
Tout ce petit monde retourne sur Puerto Natales. Une
douzaine de personnes seulement poursuivent leur route jusqu'au Torres
del Paine. Le zodiac nous attend pour les quatre heures de navigation
qui nous amèneront à l'entrée du parc. Nous nous équipons de la tête
aux pieds d'une couche supplémentaire de vêtements imperméables. Le
pilote du zodiac est plein d'énergie, drôle, et son engin a la même
pêche que lui. Il trace son sillon dans les eaux très laiteuses du rio
Serrano. Serrés contre les boudins de cette flèche hydroglisseuse, saisis
par le froid vif, nous ne manquons pas d'apprécier la douceur de ces
grands espaces vierges. La danse de l'embarcation
sur le large rio nous berce et nous transporte dans une autre histoire,
l'histoire de ces pionniers qui décrivirent pour la première fois la
grande force de ces paysages. Soudain, au détour d'une courbe, la totalité
du massif du Torres del Paine nous apparaît. Le plafond, gris uniforme,
surplombe de plusieurs centaines de mètres les tours de 3000 mètres.

Chacun se penche aussitôt pour prendre
une photo de ce massif déchiqueté, avant qu'il ne soit trop tard, avant
que la météo capricieuse n'en décide autrement. Après 1h30 de navigation
sauvage et romantique, nous nous arrêtons déjeuner sur le bord du rio,
accueillis en ce lieu par un véritable homme des bois, seul habitant
de ces régions inaccessibles. Sa maison : une hutte en forme de toit,
construite avec de lourds et longs rondins de hêtre. Pour se protéger
du froid et de l'humidité, l'espace intérieur est comblé de billes de
bois mal équarries qui jouent un rôle d'isolant. Cet être hors norme,
échoué ici voilà trente-cinq ans - pour s'occuper de la faune du parc,
si nous accordons quelque crédit à son récit - n'a plus jamais voulu
rejoindre la civilisation qui l'avait fait homme. Chaque jour, de décembre
à mars, un zodiac dépose sur la propriété de l'homme des bois une douzaine
de voyageurs enracinés dans leur culture de la consommation, valorisés
par leur richesse intellectuelle et pécuniaire. Chaque jour, de décembre
à mars, de 14h30 à 15h15, l'homme des bois raconte les mêmes histoires
de pumas, répond aux sempiternelles questions des touristes interloqués.
Puis de mars à décembre, dans ce climat violent et hivernal, que fait
donc l'homme des bois ? Devient-il fou ? Autour de sa hutte, pendus
aux arbres, des ossements de vaches qui ont été dépecées sur place.
Des peaux sales, repoussantes, sèchent un peu plus loin. Sa couette
pour l'hiver. Nous ne sommes pas de retour dans le zodiac qu'il disparaît
déjà dans sa hutte. Etrange rencontre qui nous laisse perplexe. Notre
pilote, très jovial, engage maintenant sa formule 1 d'eau douce dans
une zone plus tumultueuse du rio. Cagoulé et les yeux protégés par une
étrange paire de lunettes de ski, il nous remonte jusqu'au pied de petites
chutes infranchissables. " Prenez vos sacs amigos, on va suivre ce chemin
sur deux kilomètres ! Vamos ! " Bernique! On nous avait caché cette
petite variante. Nous endossons le poids de notre stupide ambition à
découvrir le monde, et franchissons l'obstacle en une vingtaine de minutes.
Un autre zodiac nous attend de l'autre côté des chutes, pour l'approche
finale sur le Torres del Paine. Formidable approche qui nous dévoile
une vision panoramique du site, les eaux blanchâtres du rio au premier
plan, la pampa jaune et sèche au second, et à l'arrière-plan, ces vieilles
tours détonnantes de douze millions d'années auxquelles nous nous adressons
déjà avec le culot d'un boxeur arrogant qui toise son adversaire et
le harcèle avant le traditionnel coup de gong qui libère les énergies
: " Ne soyez pas trop fières et ménagez vos effets. Dans moins d'une
semaine vous serez vaincues, cernées, pétrifiées. Respectez d'ores et
déjà vos vainqueurs ! ". Mais quelque chose me dit qu'elles n'en ont
cure ! Elles en ont maté de plus rebelles. Pour rejoindre le point de
départ du trek, nous prenons un bus qui nous dépose à la laguna Amarga.
La route est très belle. Nous y croisons de nombreux guanacos , quelques
renards et des lièvres. La faune est très riche. Les pumas sont la figure
emblématique du parc. Comme tout animal sauvage, ils fuient la compagnie
des hommes. Il est donc inutile de craindre un impossible face à face.
Toutefois... le programme de réintroduction en milieu naturel de ce
félin fonctionne si bien que de nombreuses recommandations nous sont
faites pour maîtriser le protocole diplomatique d'une rencontre à hauts
risques. J'écoute attentivement. En résumé, il faut lever les bras très
haut pour se grandir, rester immobile, et ne pas lâcher le regard de
la bête. Si le fauve bondit, mettre les bras en croix et prier. Ou le
mordre derrière l'oreille. A voir. Depuis mon face à face, voici quelques
années, avec une lionne tanzanienne du Serengeti, je sais que tout est
possible. Nous resterons donc vigilants. Vers 18 heures nous rejoignons
le camp de base de notre expédition, base de nos souffrances à venir.
Torres Del Paine, 1er jour, 14 février 1999. Cette première étape se
présente sous des auspices très agréables. Dixit les cartographes chiliens,
nous partons pour une marche estimée à quatre heures, cinq au plus.
La météo est clémente. Clémente ? Eclairons quelque peu l'étymologie
patagonienne d'un terme présentement soumis aux aléas de ces latitudes
australes. Les quatre vents cardinaux soufflent en deçà de 90 kilomètres
par heure, ce qui est rare ; des nuages sombres traversent rapidement
le ciel, leurs baudruches lourdement plombées ; la tourbe encore sèche
n'aspire qu'à se liquéfier sous l'averse, et moyennant une attention
soutenue, il est possible d'apercevoir quelque fugace coin de ciel bleu.
En tout état de cause, que le ciel soit bleu, vert ou rose au-dessus
de vous, vous recevez toujours sur le bout du nez l'humeur chagrine
d'un nuage lointain, transportée jusqu'à vous par la grâce d'Eole. Cette
fois-ci nous sommes partis - ouffff mon Dieu que c'est lourd - et remontons
le massif par l'est. Après deux heures de marche nous pataugeons sur
une zone plane et marécageuse. Spluiff, spluiff... le water-proof atteint
déjà ses limites. Martine marche devant moi, presque incognito dans
ces grands espaces, petite hase sauvage gambadant insouciante, ne prêtant
aucune espèce d'attention à son protège-sac jaune fluo qui signale sa
présence aux pumas des cimes, grands amateurs de civets exotiques. Spluiff,
spluiff. La marche continue. Tout à coup l'impensable se produit. L'un
de ces cougouars carnassiers surgit gueule béante et referme - sans
aucune des sommations d'usage - ses maxillaires acérées sur mes godasses
humides, toutes cuirassées d'une boue infâme. Je ne suis plus qu'un
petit lièvre vagissant, avalé tout cru par la bête immonde. Il me faut
encore quelques secondes pour admettre une réalité moins glorieuse,
car de félins mangeurs d'hommes, nulle trace. D'où provient donc ce
mal qui à présent phagocyte tous mes neurones ? Des milliers de SOS
électriques remontent des étages inférieurs vers mon cerveau débordé.
Il faut trier, analyser, comprendre. Mes pieds ont certainement gonflé
en marchant. Mes pieds heurtent maintenant la paroi des chaussures.
Mes pieds n'ont plus assez d'espace... Oh NON ! Oh, non, pitié, non,
c'est pas vrai, j'ai loué des chaussures trop étroites ! Hélas, je suis
né pen kalet, et pen kalet je mourrais. J'affirme à Martine, inquiète
à juste titre, que " si, si, je t'assure, je suis en mesure de poursuivre
ainsi cinq à six jours ". No problemo. Pas une seule seconde, nous n'envisageons
sérieusement l'éventualité d'un retour à la case départ. Les prochains
jours nous diront si cela fut ou non une décision bien inspirée. Nous
atteignons notre but vers 15h30. Vers 17 heures, le froid tombe du ciel.
Et cette stalactite nous transperce. Terrible. Le Pisco Sour et les
saucisses lentilles nous maintiennent en vie jusqu'au lendemain.
Suite du trek 
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