Changer de pays
Le bateau remonte au vent. Les gerbes d'écume s'écrasent sur le pont et sur l'objectif du Canon. Je viens d'apercevoir au loin, dans un paysage admirable, la langue glaciaire du Balmaceda qui dévale la gorge d'une montagne homonyme.
Je persiste à mettre en boîte ces vastes horizons. Je connais les principes réducteurs de la photographie. Il est vain, je l'ai éprouvé maintes fois, de réduire au 24x36 la violence d'une nature follement dimensionnée, avec toutes ces montagnes, ces lacs et ces glaciers.

Mais le viseur du photographe est un cadre. Dans ce cadre je développe une autre vision du monde. Essence même de l'art. Magie artistique. Magie de la lumière, du premier plan, d'un ciel déchiré, d'un effet d'exposition, magie de la composition, magie des couleurs. J'agis par petits réglages successifs, comme pourrait le faire un peintre devant son chevalet. Mais si le peintre n'ignore rien de l'évolution de son œuvre, s'il peut ajuster, corriger, gommer, écraser, diluer, éclaircir, saturer ou conserver le résultat de sa prime inspiration, nous en sommes réduits pour notre part à d'optimistes conjectures. Nous sommes condamnés à vérifier in fine la qualité et l'émotion rendues par ces clichés volés au temps. In fine, in fine, oui, mais nous n'en sommes qu'au début. Patiennnnnnce ! ! ! Sur notre gauche nous venons d'apercevoir voici quelques minutes, un groupe de cormorans figés comme des pingouins immobiles sur leur rocher vertical. Un peu plus loin, deux otaries nichées dans un trou à fleur d'eau, rescapées d'une prétendue colonie, et plusieurs condors, dont l'un, planant de toute son envergure au-dessus du bateau, laissa échapper deux ou trois plumes sur la tête ravie de Martine. Nous accostons sur la droite du glacier. Les passagers des deux bateaux qui faisaient route ensemble s'alignent sur le chemin qui mène au pied du glacier. La procession est pénible. Roberta avance difficilement avec ses chaussures à talons, Mamie boitille un peu, Nigel Simpson s'arrête tous les dix pas pour mitrailler un gros glaçon qu'il aperçoit à la dérive sur le lac glaciaire, Herbert Van Doegong se retourne en permanence pour rattraper son gamin qui marche à reculons, Emiliano Baptista s'empêtre tous les cinq pas dans une paire de lacets qui pendouille sous ses gros godillots, Martine est toute en retenue, et moi... euh...et bien oui, je quitte cette procession chaotique et entraîne Martine hors des beaten tracks . Nous nous asseyons gentiment au bord du lac. Le glacier est petit mais sa descente abrupte nous impressionne. Le glacier ne progresse plus. Il régresse même, comme beaucoup de ses cousins répartis sur un globe qui se réchauffe. Mais, malgré tout, et ce, quel que soit le glacier, il se dégage toujours une espèce de grandeur mystique de ces longues langues de glace qui charrient leurs sédiments depuis des siècles, et qui meurent en fragments bleutés, Ô mon Dieu que c'est beau, sous les eaux vertes de leur froide sépulture. Nous revenons au bateau derrière les claudiquants, les rois du déclic, les mamies fatiguées. Tout ce petit monde retourne sur Puerto Natales. Une douzaine de personnes seulement poursuivent leur route jusqu'au Torres del Paine. Le zodiac nous attend pour les quatre heures de navigation qui nous amèneront à l'entrée du parc. Nous nous équipons de la tête aux pieds d'une couche supplémentaire de vêtements imperméables. Le pilote du zodiac est plein d'énergie, drôle, et son engin a la même pêche que lui. Il trace son sillon dans les eaux très laiteuses du rio Serrano. Serrés contre les boudins de cette flèche hydroglisseuse, saisis par le froid vif, nous ne manquons pas d'apprécier la douceur de ces grands espaces vierges. La danse de l'embarcation sur le large rio nous berce et nous transporte dans une autre histoire, l'histoire de ces pionniers qui décrivirent pour la première fois la grande force de ces paysages. Soudain, au détour d'une courbe, la totalité du massif du Torres del Paine nous apparaît. Le plafond, gris uniforme, surplombe de plusieurs centaines de mètres les tours de 3000 mètres.

Chacun se penche aussitôt pour prendre une photo de ce massif déchiqueté, avant qu'il ne soit trop tard, avant que la météo capricieuse n'en décide autrement. Après 1h30 de navigation sauvage et romantique, nous nous arrêtons déjeuner sur le bord du rio, accueillis en ce lieu par un véritable homme des bois, seul habitant de ces régions inaccessibles. Sa maison : une hutte en forme de toit, construite avec de lourds et longs rondins de hêtre. Pour se protéger du froid et de l'humidité, l'espace intérieur est comblé de billes de bois mal équarries qui jouent un rôle d'isolant. Cet être hors norme, échoué ici voilà trente-cinq ans - pour s'occuper de la faune du parc, si nous accordons quelque crédit à son récit - n'a plus jamais voulu rejoindre la civilisation qui l'avait fait homme. Chaque jour, de décembre à mars, un zodiac dépose sur la propriété de l'homme des bois une douzaine de voyageurs enracinés dans leur culture de la consommation, valorisés par leur richesse intellectuelle et pécuniaire. Chaque jour, de décembre à mars, de 14h30 à 15h15, l'homme des bois raconte les mêmes histoires de pumas, répond aux sempiternelles questions des touristes interloqués. Puis de mars à décembre, dans ce climat violent et hivernal, que fait donc l'homme des bois ? Devient-il fou ? Autour de sa hutte, pendus aux arbres, des ossements de vaches qui ont été dépecées sur place. Des peaux sales, repoussantes, sèchent un peu plus loin. Sa couette pour l'hiver. Nous ne sommes pas de retour dans le zodiac qu'il disparaît déjà dans sa hutte. Etrange rencontre qui nous laisse perplexe. Notre pilote, très jovial, engage maintenant sa formule 1 d'eau douce dans une zone plus tumultueuse du rio. Cagoulé et les yeux protégés par une étrange paire de lunettes de ski, il nous remonte jusqu'au pied de petites chutes infranchissables. " Prenez vos sacs amigos, on va suivre ce chemin sur deux kilomètres ! Vamos ! " Bernique! On nous avait caché cette petite variante. Nous endossons le poids de notre stupide ambition à découvrir le monde, et franchissons l'obstacle en une vingtaine de minutes. Un autre zodiac nous attend de l'autre côté des chutes, pour l'approche finale sur le Torres del Paine. Formidable approche qui nous dévoile une vision panoramique du site, les eaux blanchâtres du rio au premier plan, la pampa jaune et sèche au second, et à l'arrière-plan, ces vieilles tours détonnantes de douze millions d'années auxquelles nous nous adressons déjà avec le culot d'un boxeur arrogant qui toise son adversaire et le harcèle avant le traditionnel coup de gong qui libère les énergies : " Ne soyez pas trop fières et ménagez vos effets. Dans moins d'une semaine vous serez vaincues, cernées, pétrifiées. Respectez d'ores et déjà vos vainqueurs ! ". Mais quelque chose me dit qu'elles n'en ont cure ! Elles en ont maté de plus rebelles. Pour rejoindre le point de départ du trek, nous prenons un bus qui nous dépose à la laguna Amarga. La route est très belle. Nous y croisons de nombreux guanacos , quelques renards et des lièvres. La faune est très riche. Les pumas sont la figure emblématique du parc. Comme tout animal sauvage, ils fuient la compagnie des hommes. Il est donc inutile de craindre un impossible face à face. Toutefois... le programme de réintroduction en milieu naturel de ce félin fonctionne si bien que de nombreuses recommandations nous sont faites pour maîtriser le protocole diplomatique d'une rencontre à hauts risques. J'écoute attentivement. En résumé, il faut lever les bras très haut pour se grandir, rester immobile, et ne pas lâcher le regard de la bête. Si le fauve bondit, mettre les bras en croix et prier. Ou le mordre derrière l'oreille. A voir. Depuis mon face à face, voici quelques années, avec une lionne tanzanienne du Serengeti, je sais que tout est possible. Nous resterons donc vigilants. Vers 18 heures nous rejoignons le camp de base de notre expédition, base de nos souffrances à venir. Torres Del Paine, 1er jour, 14 février 1999. Cette première étape se présente sous des auspices très agréables. Dixit les cartographes chiliens, nous partons pour une marche estimée à quatre heures, cinq au plus. La météo est clémente. Clémente ? Eclairons quelque peu l'étymologie patagonienne d'un terme présentement soumis aux aléas de ces latitudes australes. Les quatre vents cardinaux soufflent en deçà de 90 kilomètres par heure, ce qui est rare ; des nuages sombres traversent rapidement le ciel, leurs baudruches lourdement plombées ; la tourbe encore sèche n'aspire qu'à se liquéfier sous l'averse, et moyennant une attention soutenue, il est possible d'apercevoir quelque fugace coin de ciel bleu. En tout état de cause, que le ciel soit bleu, vert ou rose au-dessus de vous, vous recevez toujours sur le bout du nez l'humeur chagrine d'un nuage lointain, transportée jusqu'à vous par la grâce d'Eole. Cette fois-ci nous sommes partis - ouffff mon Dieu que c'est lourd - et remontons le massif par l'est. Après deux heures de marche nous pataugeons sur une zone plane et marécageuse. Spluiff, spluiff... le water-proof atteint déjà ses limites. Martine marche devant moi, presque incognito dans ces grands espaces, petite hase sauvage gambadant insouciante, ne prêtant aucune espèce d'attention à son protège-sac jaune fluo qui signale sa présence aux pumas des cimes, grands amateurs de civets exotiques. Spluiff, spluiff. La marche continue. Tout à coup l'impensable se produit. L'un de ces cougouars carnassiers surgit gueule béante et referme - sans aucune des sommations d'usage - ses maxillaires acérées sur mes godasses humides, toutes cuirassées d'une boue infâme. Je ne suis plus qu'un petit lièvre vagissant, avalé tout cru par la bête immonde. Il me faut encore quelques secondes pour admettre une réalité moins glorieuse, car de félins mangeurs d'hommes, nulle trace. D'où provient donc ce mal qui à présent phagocyte tous mes neurones ? Des milliers de SOS électriques remontent des étages inférieurs vers mon cerveau débordé. Il faut trier, analyser, comprendre. Mes pieds ont certainement gonflé en marchant. Mes pieds heurtent maintenant la paroi des chaussures. Mes pieds n'ont plus assez d'espace... Oh NON ! Oh, non, pitié, non, c'est pas vrai, j'ai loué des chaussures trop étroites ! Hélas, je suis né pen kalet, et pen kalet je mourrais. J'affirme à Martine, inquiète à juste titre, que " si, si, je t'assure, je suis en mesure de poursuivre ainsi cinq à six jours ". No problemo. Pas une seule seconde, nous n'envisageons sérieusement l'éventualité d'un retour à la case départ. Les prochains jours nous diront si cela fut ou non une décision bien inspirée. Nous atteignons notre but vers 15h30. Vers 17 heures, le froid tombe du ciel. Et cette stalactite nous transperce. Terrible. Le Pisco Sour et les saucisses lentilles nous maintiennent en vie jusqu'au lendemain.

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