Les fatigues du Paine circulent encore
dans nos veines. Nos déhanchements dégingandés nous donnent un air étrange
de manchots australs ou de vieux australopithèques égarés dans une histoire
intemporelle. Cela nous donne-t-il l'idée d'aller voir de plus près
les manchots de Magdalena ? En tout cas, nous voilà de nouveau sur un
bateau, naviguant au milieu du détroit de Magellan à contresens des
grandes expéditions maritimes du passé. A une distance d'un mille nautique
de l'îlot Magdalena, il est impossible de distinguer autre chose qu'un
bout de rocher recouvert d'une steppe rase.

L'air cependant, est maintenant brassé
par une foultitude de battements d'ailes, et dans ce carnaval ornithologique,
la salsa des cormorans et des petits sternes nous donnent le vertige.
Où sont donc les gauchos claudiquant de ces terres hostiles ? Les forces
malignes de la cynégétique n'ont pas droit de cité sur Magdalena. J'y
vois le signe auguste de quelque bienfaiteur divin qui cherche à sauver
quelques espèces sur cette terre. Les 120000 manchots
de Magellan - on n'allait quand même pas les appeler manchots de Drake,
ce circumnavigateur anglais qui en tua 3000 sur cet îlot pour nourrir
ses hommes - ces 60000 couples fidèles sont bien présents sur toute
la surface de l'île, gardiens de leur terrier. Une vraie colonie de
vacances.
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Les couples braient aussi fort que des
ânes leurs amours estivales. Leurs cousins de terre de feu, cette terre
que l'on aperçoit de l'autre côté du détroit, entendent certainement
ces manifestations orgasmiques. Les jeunes pinguïnos (là, c'est le terme
utilisé sur place, je reste donc fidèle au jargon du cru) arrachent
leur duvet d'ados, et sur ce tapis de plumes, exercent peu à peu leurs
ailes atrophiées. Nous nous retenons d'éternuer,
toute la colonie se jetterait aussitôt à la mer pour marsouiner vers
des lieux plus paisibles.

Le coup de trompe
du capitaine rappelle à bord les visiteurs, pour certains très manchots.
Déçus de quitter ce havre de paix animale, nous glissons ni vu ni connu
un tout jeune manchot dans le sac à dos de Martine, un pinguïno particulièrement
mignon, extirpé à grand peine de son terrier, non sans avoir lutté longuement
pour en éloigner ses parents. Nous sommes ravis de ramener ce souvenir
original. Comme il commence à s'agiter dans le sac, tout près de nous
trahir, je suis contraint, avec un gros galet trouvé sur la plage, à
l'assommer légèrement. Martine, affolée, me fait remarquer qu'une goutte
de sang apparaît sur le sac à la hauteur de l'impact. Je la rassure
de mon mieux en couvrant le tout avec ma laine polaire. J'ai malheureusement
dû écorché le petit animal. J'examinerai cela à l'arrivée. L'essentiel
est sauvé, pour l'instant il ne bouge plus. Nous pouvons monter à bord
sous l'œil naïf du capitaine. Hein ? Quoi ? Hé hé, non, bien sûr que
non, rien de tout cela ne fut. Quelle honte sinon ! De quelle débilité
profonde serions-nous donc atteints ! Mais quitter cet îlot nous déchire
quelques recoins de l'âme. Vivez en paix, manchots de Magellan, nous
quittons les lieux. Un dernier regard, " Eh, Martine, regarde-le celui-là
comme il court ", un dernier cou qui se tord malicieusement, et de cette
visite furtive, il ne nous restera que l'image, projetée sur un mur
parisien, d'un fort joli lieu de villégiature pour espèce protégée.
Certains jours, nous aimerions être également une espèce protégée, dérangée
deux fois par semaine par d'étranges échassiers multicolores et bercée
par le doux ronronnement d'une vie harmonieuse quelque part entre terre
et mer. Oui, une espèce protégée, ce serait bien ça... appartenir pour
un temps au règne prodigieux de l'animalité, quitter un instant notre
humanité dont l'intelligence est tellement souvent proportionnelle à
son incohérence. Ahhh, renaître un jour animal,
instinctif, sauvage et naturel, tout ce que l'homme ne peut plus être.
Une seule fois pour voir.
Ne quid nimis.

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