Changer de pays
Ce soir nous quittons le Chili pour la Bolivie. Nous décidons d'occuper cette dernière journée par la visite d'un site hautement industriel. Ralf, notre ami bavarois de San Pedro nous accompagne. A 16 kilomètres de Calama, dans l'air pur de ce désert aride, sur ces hauts plateaux andins, pousse une charmante petite ville de 9000 habitants. Chuquicamata. Dans cette fourmilière du désert, les autochtones possèdent comme caractéristique originale d'exercer tous le même métier. Tu fais quoi toi dans la vie ? Mineur, et toi ? Mineur aussi, comme mon père, mon oncle, mon cousin, ma sœur.
N'imaginez cependant pas un univers de corons, une bonne vieille mine de charbon, des têtes noircies, brûlées, coiffées de lampes à acétylène, des Etienne Lantier dont le courage n'égale que la misère, des hommes pétrifiés, minéralisés, qui rampent dans des galeries étroites et guettent toujours avec angoisse les signes annonciateurs du coup de grisou.

Non, cet univers là respire. Nous sommes dans la plus grande mine à ciel ouvert du monde. Un gouffre volé à la montagne. 4 kilomètres de diamètre, 750 mètres de profondeur. Ce sont, tout au moins, les chiffres avancés par nos guides. Il se dégage un tel nuage de poussière de ces abysses industriels qu'il nous est très difficile de distinguer la silhouette pourtant massive des monstrueux camions qui remontent en spirales et files ininterrompues la chair de cette terre, par mottes de 300 tonnes. Pour chaque tonne remontée, dix kilos de cuivre extraits.

Densité exceptionnelle. Conditions de travail exceptionnelles. Ces ouvriers sont les mieux payés du Chili. Ils ne peuvent travailler ici plus de trois ans sous peine d'exposer leurs voies respiratoires à une mort certaine. Ces nouveaux esclaves économiques s'assassinent ainsi pour la cause commune, pour la croissance démesurée de nos économies. Via le port d'Antofagasta, ce sont des millions de plaques de cuivre de 170 kilos qui chaque jour prennent la route des principales capitales européennes. Sur les ports de Rotterdam, du Havre ou d'Hambourg on peut assister au déchargement de ces belles plaques de pur cuivre dont les poussières, restées dans les poumons de ces hommes du désert, cancérisent leur descendance.

L'impressionnant univers de Chuquicamata ne laisse pas indifférent. On y voit les coulisses d'un monde industriel étrange, comme accouché d'une fiction futuriste.

Les milliers de fourmis laborieuses attirées dans ce gouffre par une solde moins ordinaire ne voient plus guère d'étoiles au fond de leur caveau. Ce n'est pas bien grave. Dans vingt ans ils crèveront les poches pleines et leur dernier souffle expulsera de leurs ballasts atrophiés un nuage aux teintes rougeoyantes et cuivrées. Que la nature est belle quand on quitte Chuqi, avec en tête les vers de Neruda :

Les vertèbres du cuivre étaient humides,

exhumées à force de sueur dans l'infinie clarté de l'air andin.

Pour sortir les os minéraux de la statue enterrée par les siècles,

l'homme avait construit là les galeries d'un théâtre désert.

Mais la dure substance, la pierre en sa stature,

la victoire du cuivre avaient fui laissant un cratère de volcan ordonné,

comme si l'on avait arraché cette statue, cette étoile verte,

à la poitrine d'un dieu ferrugineux,

laissant un pâle trou creusé dans la hauteur.

   
 
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