Depuis plusieurs jours maintenant, j'attendais et je redoutais notre arrivée à Puerto Montt. Je savais que Puerto Montt serait la ville qui nous ouvrirait les portes du Sud, les portes de la Patagonie chilienne mais je ne savais pas encore comment cela se concrétiserait. J'avais bien une idée en tête, très ancrée même, comme une idée peut souvent l'être dans une pen kalet de breton, mais je savais que ce coup-ci, la partie serait serrée et qu'il me faudrait composer avec les angoisses de Martine. Mon objectif était de descendre de Puerto Montt à Puerto Natales sur le " Puerto Eden " qui assure une liaison hebdomadaire entre ces deux villes, dans les méandres des canaux et chenaux de la côte pacifique, une côte littéralement déchiquetée. Un voyage de quatre jours à l'écart de toute humanité, dans une nature à la fois hostile et apaisante. Les angoisses de Martine se justifiaient par le déséquilibre chronique de ses oreilles internes. Mal de mer, mal de voiture, mal de bus, provoquaient de cruelles nausées. Un vrai mal généralisé des transports. Comment faire voter ma proposition dans de telles conditions ? 1. Proposer une visite au Navimag Office, juste pour se faire une idée plus précise de ce voyage mythique. 2. Se renseigner sur le taux de réservation, les prix, et la prochaine date de départ. 3. Détailler sur un vieux portulan historique le caractère exceptionnel du périple. 4. Reconnaître qu'il existe une médecine douce, naturelle et efficace pour lutter contre un mal des transports de faible intensité. Et ajouter : " Et si jamais tu n'étais pas du tout malade ? Ce serait génial non ? " Je voudrais bien taire la réponse de Martine mais elle insiste pour que je l'écrive : " Et si j'étais malade à en crever, ce serait atroce non ? ". Euh... 5. Analyser le coût, et constater que les places, en classe économique, sont moins chères que nous l'avions un instant imaginé. 6. Analyser l'alternative : Nombreuses étapes en bus sur des pistes peu praticables, parfois closes. 7. Prendre un regard de chien battu, résolu à renoncer, mais prêt à bondir si la décision prenait un tour plus favorable. 8. Lui laisser la responsabilité de la décision. Il est toujours plus facile de faire plaisir que de déranger. Bien sur, avec mes gros sabots, je jouais mon va-tout. A la desperado. Après nombre de tergiversations qu'il serait pénible de résumer ici, un " oui " timide mais réel, j'étais tout ouïe, tombe des lèvres de Martine, un oui sacrificiel qu'elle consent essentiellement à mon attention, et je lui en suis gré d'un gros bisou. Nous réservons aussitôt (pensez donc !) deux places pour le départ du 8 février. Dans dix jours. J'exulte car je tenais beaucoup à cette longue descente patagonienne sur les eaux australes. Tout cela cadre parfaitement avec cette idée ancienne que je me fais du voyage, un voyage lent, difficile, mystérieux, parfois ennuyeux, souvent inconfortable. Un mouvement, vers l'ailleurs, vers la découverte. Entendez-vous comme moi ces notes de musique ? C'est l'hymne à la joie qui envahit le port de Puerto Montt. Un hymne qui cède la place au Requiem lorsque nous rejoignons notre nouvelle hospedaje, pouilleuse comme un misérable taudis, bruyante et grouillante comme un vieux dock en pleine activité. Allongés sur notre lit crasseux, nous réfléchissons doucement aux dix jours qui précèdent notre départ sur le Puerto Eden. Nous projetions, avant ce récent épisode, de passer deux ou trois jours sur l'île de Chiloé, décrite comme envoûtante. Et bien, nous en passerons cinq de plus. Avant le dîner, je passe un ou deux coups de téléphone en France pour régler les problèmes administratifs liés au vol récent de ma moto. Marie-Laure, une amie qui gère cela pour nous, n'a pas encore de nouvelles de l'assurance. Cette somme d'argent pourrait nous manquer dans quelques mois ! Comble de malchance, l'examen attentif de notre trésorerie révèle que mon dernier client professionnel tarde à s'acquitter d'une bien belle somme. Le complot serait-il en marche pour nous voler nos rêves ? Une bonne bière Cristal nous fait vite oublier ces soucis d'une autre époque. Une Margarita Tequila nous immerge dans le présent. Vient ensuite une grosse motte de chair de crabe (les Chiliens présentent toujours ainsi le crabe, décortiqué, prêt à consommer), puis une magnifique entrecôte de 350 grammes tendre mais un peu trop cuite (comme souvent au Chili), le tout arrosé d'un excellent vin, le " Medallas Real " de 1994. Il est d'ailleurs curieux de constater qu'au Chili, grand pays de vin, la culture populaire sur ce sujet est très en retrait de ce que nous pouvons connaître en France. Certains vins de garde nous sont servis à des prix équivalents, quel que soient leur millésime et leur attrait œnologique. Repas de fête donc. Depuis quelques jours j'anticipe constamment le jour de fête de Martine (30 janvier) par crainte de me trouver en rase campagne le jour J. Bien entendu, elle en joue également. Et aujourd'hui, l'approbation courageuse donnée à ce projet de voyage trans-Patagonie méritait une célébration plus solennelle. Ravis par notre sort, conscients de nos privilèges, nous nous oublions un peu et faisons ripaille jusqu'à l'heure du berger. La tequila frappée nous a-t-elle joué un tour dans la nuit ? Vers trois heures du matin j'ai soudain senti mon lit bouger sans raison apparente. Des oscillations inquiétantes que Martine, au petit jour me confirmera avoir pareillement ressenti. La terre a donc tremblé cette nuit. Un terremoto comme cette partie du monde en subit fréquemment, faible réplique de celui qui secoua la Colombie voici quelques jours. |
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