Certains troubles pathologiques endémiques
frappent les visiteurs de San Pedro, une douleur musculaire au niveau
des premières et secondes vertèbres causée par la force lumineuse de
ses nuits étoilées et l'inconfortable position qu'il nous faut maintenir
pour les admirer. Les nuages ne font barrage qu'une vingtaine de jours
par an et ne déversent leur tristesse que plus rarement encore. Dans
le bus Salta-San Pedro, nous rencontrons Eve, une collègue informaticienne
de Paris qui voyage en solitaire. Après avoir parcouru plus de deux
mille kilomètres à vélo dans les plaines de Patagonie, la voici, comme
nous, condamnée aux longues distances en bus. Nous échangeons comme
de coutume entre routards nos anecdotes passées et nos desseins futurs.
Soirée sympathique. San Pedro concentre un nombre important de routards
d'un jour, plus rarement au long cours. Cette promiscuité nous affole
un peu car nous fuyons volontiers les causeurs insipides. Pour ceux
qui ignoreraient tout de l'ambiance " routard ", il me semble ici utile
de narrer l'une de ces rencontres typiques, afin que chacun puisse saisir
la profondeur et l'intérêt de ces conversations répétitives. Le décor
: nous sommes assis tranquillement dans le patio de notre plaisante
hospedaje. Martine fait ses premiers essais au fusain, je bouquine paisiblement.
Survient l'un de ces êtres étranges que l'on baptise routard ou backpacker.
Lui : Hola, que tal ?
Nous : Muy bien, Gracias.
Lui : Where are you from ?
Nous : France Lui : Oh, Great …Do you
stay here for a long time ?
Nous : We don't know...may be one week.
Lui : Good, good…It's a nice place here.
It remembers me Warzazat in the south of Maroc, or Alice Springs in
central Australia. Nous : Ah ! Lui : And you, have you ever been to
Africa ?
Moi : Yes
Lui : Oh, really !! Where ? Moi : Tanzania
Lui : Oh, it should be interesting. But
you have to go to Maroc or Mauritania or Mali. That's a terrific experience.
Nous : May be one day. Today we just enjoy Chile.
Lui : Of course...but people here are
not so friendly And things are so expensive ! Nous : hmmm...
Lui : Next time, I'll go to Asia. Life
is cheaper and I love their culture. I went to Viet-nam two Years ago,
it was so impressive!!

A cet instant on entend un craquement,
ce bruit d'os qui se produit toujours chez Martine à la jonction de
ses deux mâchoires lorsqu'elle baille de pesant ennui. Notre ami routard
nous pousse sans retenue dans sa salle de trophées, toujours plus impressionnants,
toujours plus reluisants, toujours plus exotiques. Puis vient généralement
la leçon, les mille et un secrets qui permettent au routard de s'intégrer
dans une nouvelle culture. Il faut savoir, c'est une chose fort méconnue,
que le routard whatwhate. Oui, oui, il whatwhate comme le pigeon roucoule
en somme. " What ? You don't know this music called Cumbia ? What ?
You don't know this typical drink of the south ? What ? You've never
heard about this political conflict in Santiago ? ". Le routard se doit
de ne rien ignorer des pays traversés. Pour cela il apostrophe les gens
à tours de bras, dans la rue, les cafés, les trains. Les victimes indigènes
regrettent bien vite leur première réponse car le routard ne lâche jamais
sa proie. Sa soif de communication est intarissable. Ses questions fusent,
précises et pertinentes. L'indigène ainsi violenté, marchant à reculons,
répond en ne lâchant pas des yeux cette porte, là, au fond du bar, par
laquelle il peut s'enfuir. Quand le routard rejette sa proie exsangue,
une émouvante expression de plein contentement inonde son visage. Aucune
brèche n'existe dans cet épuisant effort d'intégration. Cette analyse
systémique ne laisse rien au hasard. Le routard whatwhateur aborde tous
les sujets, qu'ils soient sociaux, économiques, politiques, gastronomiques,
historiques, musicaux, sportifs, géologiques, géographiques, maritimes,
militaires, administratifs, culturels, agricoles, industriels, miniers,
scientifiques, éducatifs, touristiques, frontaliers, aériens, psychologiques,
routiers, fluviaux, météorologiques, rien n'échappe aux griffes acérées
du routard qui se révèle d'une nature bien extravertie. Les Routards
intégrés sont parmi nous, sachez-le. Mais cette espèce est aisément
identifiable. Reprenons ensemble les trois critères majeurs qui vous
aideront à les reconnaître dans la jungle de vos relations de voyage
:
1. Votre interlocuteur vous présente longuement
sa salle des trophées
2. Votre interlocuteur whatwhate
3. Votre interlocuteur harcèle les indigènes.
Et si malgré ce magnifique outil de diagnostic
vous avez encore un doute, ajoutons un ultime symptôme fort répandu
:
4. votre interlocuteur se plaint beaucoup
et de tout : nourriture, logement, coût de la vie, sympathie des gens...
et ses voyages antérieurs sont toujours des merveilles.
Mais revenons au patio. Martine s'est
définitivement endormie, comme une bienheureuse. Elle rêve. Une jolie
maison à la campagne, un grand chêne, un transat. Chico le Labrador
la réveille. La gamine hurle au premier. Je remonte un vieux Margaux
de la cave. Il accompagnera à merveille les pommes de terre nouvelles
que je viens d'arracher. Je m'affale dans le transat libéré, heureux.
La gamine revient, consolée, et saute hilare des bras de sa mère aux
genoux de son père. Martine s'allonge dans l'herbe et respire les essences
de la terre, ces racines impalpables, irrationnelles, qui relient nos
entrailles à notre petit univers terrestre. Cette terre sent bon la
France historique et culturelle. Ce n'est pas
la France pour la France, mais la terre pour la terre, celle des racines,
vitales. Martine sort brusquement de son rêve. La nuit tombe sur le
désert d'Atacama et le froid corollaire la fait frissonner. Le routard
est parti pour une nouvelle campagne de harcèlement. Bon vent.

C'est fou ce qu'un routard intégré libère
comme énergie quant il s'agit pour lui d'assimiler une nouvelle culture.
D'où lui vient cette force qu'on ne lui connaît guère dans ses frontières
? N'y a-t-il pas dans cette attitude une forme intellectualisée de rapport
de force ? Du style : " tu vois, je me suis intéressé à toi, j'ai appris
à te connaître, j'ai compris qui tu étais. Je suis donc fort et tu es
faible. " Ce sentiment, plus habilement dissimulé que je ne le formule,
est très perceptible lorsque le routard intégré se désintègre dans son
pays natal, après quelques semaines de ce régime psychopathe. La narration
de son voyage est alors empreinte d'une forte dominante maître-esclave.
Les sédentaires attentifs imaginent alors un monde inférieur, intellectuellement
maîtrisé, une espèce de sous-monde exotique. Cela renforce certaines
formes de paranoïas collectives. On veut bien aller les voir chez eux,
c'est intellectuellement excitant, mais si eux viennent jusque chez
nous, mon Dieu, ils se doivent de garder tête basse. Le respect est
une loi unilatérale. Imaginez un instant une invasion sud-américaine,
pacifique, touristique et capitaliste. Des milliers de boliviens débarquent
à Roissy, se dispersent dans le pays, s'intéressent à vos mœurs en vous
questionnant sans relâche. Ce sont, bien entendu, toujours les mêmes
questions sur vos rites amoureux, sur l'origine de vos musiques, sur
votre pratique religieuse, sur vos rêves de pauvres. Car bien entendu,
dans cette hypothèse-fiction, vous êtes économiquement faible, vous
ignorez tout de leur culture, et vous ne pourrez jamais mettre un pied
sur leur territoire. Ne me dîtes rien, je sais que cela commence à vous
gonfler. Les Boliviens, je commence à vous plaindre, ne sont pas seuls
à débarquer. Cent mille indiens Quechua s'intéressent à l'attitude servile
que vous adoptez face au diktat économique de votre société, essaient
d'en comprendre les rouages et les mécanismes politiques. Ils assimilent
toutes vos réponses et synthétisent à tout va. Ils ont été éduqués pour
cela. Chaque prise de parole est un discours de Premier ministre. Mais
ce n'est pas tout. Des blacks, blancs et métis brésiliens débarquent
par milliers dans nos anciens palais et discutent avec vous de l'Histoire
de France en la comparant toujours à celle de leur pays qu'ils portent
au pinacle. Le H majuscule est malmené. La grande Histoire est rédigée
par les érudits de l'Amazone. Et tous ces fortunés argentins qui plaignent
en permanence vos conditions d'hygiène et la piètre qualité de votre
nourriture, mais qui, avec condescendance, qualifient de " bonne " une
viande qui chez eux est toujours excellente. Et trois cent millions
de chiliens qui vous demandent un état comparatif des ressources minières
de votre pays, deux milliards d'équatoriens qui attendent une description
exhaustive de la faune et de la flore de votre pays, quinze mille équipes
de journalistes, de télévision, de reportage qui vous filment de haut
en bas avec un regard très " ethnique ", des vénézuéliens aux poches
débordantes de dollars qui négocient au moindre franc l'achat de vos
produits si laborieusement élaborés, douze mille tours organisés colombiens
qui font régulièrement défiler devant vous, sur votre lieu de travail,
des groupes de personnes âgées qui vous tirent le portrait à la chaîne
en lâchant un " merci madame " ou " merci monsieur " dégoulinant de
miel... etc. Cette fiction n'est qu'une caricature de ce que nous sommes
souvent, nous les touristes, routards ou voyageurs occidentaux, dans
des mondes inconsciemment considérés comme asservis. Aussi, avec Martine,
bannissons-nous toute forme agressive de communication, toute approche
violente des hommes et de leurs mondes. A la base, ce voyage est plus
égoïste et nous l'avouons volontiers. Nous ne cherchons qu'une seule
chose, nous-mêmes. Et tout ce que nous renvoient ces cultures, tout
ce qu'elles nous livrent librement, gratuitement, agit sur nous comme
un miroir, le miroir de nos propres comportements et dysfonctionnements.
Plus nous progressons dans cette connaissance, plus nos ambitions s'épurent
comme une oeuvre répétitive de sculpteur, qui peu à peu oublie ses formes
anguleuses et figuratives et sculpte des courbes lisses et symboliques,
des formes pures et apaisées. C'est en cela que ce voyage est riche
car il nous affranchit d'ambitions inutiles, exacerbées et mystifiées
par l'ignorance de nos propres aspirations. Le voyage est une solution
détergente, un bain acide dans lequel, mois après mois, les dépôts parasites
de nos contraintes sociales, éducatives, professionnelles s'estompent,
pour donner vie au cuivre originel, à l'âme brute. Rien de plus compliqué.
Suite du séjour à San Pedro
|