Changer de pays

Suite du séjour à San Pedro

San Pedro de Atacama est une oasis certes touristique, mais calme, si calme... Nous décidons de nous y reposer 8 jours.

Le village qui étend ses maisons de pisé et de pierres blanches à 2500 mètres d'altitude, est cerné à l'est par un chapelet de volcans enneigés qui culminent à plus de 5000 mètres, à l'ouest par la cordillère de sel.

Certains troubles pathologiques endémiques frappent les visiteurs de San Pedro, une douleur musculaire au niveau des premières et secondes vertèbres causée par la force lumineuse de ses nuits étoilées et l'inconfortable position qu'il nous faut maintenir pour les admirer. Les nuages ne font barrage qu'une vingtaine de jours par an et ne déversent leur tristesse que plus rarement encore. Dans le bus Salta-San Pedro, nous rencontrons Eve, une collègue informaticienne de Paris qui voyage en solitaire. Après avoir parcouru plus de deux mille kilomètres à vélo dans les plaines de Patagonie, la voici, comme nous, condamnée aux longues distances en bus. Nous échangeons comme de coutume entre routards nos anecdotes passées et nos desseins futurs. Soirée sympathique. San Pedro concentre un nombre important de routards d'un jour, plus rarement au long cours. Cette promiscuité nous affole un peu car nous fuyons volontiers les causeurs insipides. Pour ceux qui ignoreraient tout de l'ambiance " routard ", il me semble ici utile de narrer l'une de ces rencontres typiques, afin que chacun puisse saisir la profondeur et l'intérêt de ces conversations répétitives. Le décor : nous sommes assis tranquillement dans le patio de notre plaisante hospedaje. Martine fait ses premiers essais au fusain, je bouquine paisiblement. Survient l'un de ces êtres étranges que l'on baptise routard ou backpacker. Lui : Hola, que tal ?

Nous : Muy bien, Gracias.

Lui : Where are you from ?

Nous : France Lui : Oh, Great …Do you stay here for a long time ?

Nous : We don't know...may be one week.

Lui : Good, good…It's a nice place here. It remembers me Warzazat in the south of Maroc, or Alice Springs in central Australia. Nous : Ah ! Lui : And you, have you ever been to Africa ?

Moi : Yes

Lui : Oh, really !! Where ? Moi : Tanzania

Lui : Oh, it should be interesting. But you have to go to Maroc or Mauritania or Mali. That's a terrific experience. Nous : May be one day. Today we just enjoy Chile.

Lui : Of course...but people here are not so friendly And things are so expensive ! Nous : hmmm...

Lui : Next time, I'll go to Asia. Life is cheaper and I love their culture. I went to Viet-nam two Years ago, it was so impressive!!

A cet instant on entend un craquement, ce bruit d'os qui se produit toujours chez Martine à la jonction de ses deux mâchoires lorsqu'elle baille de pesant ennui. Notre ami routard nous pousse sans retenue dans sa salle de trophées, toujours plus impressionnants, toujours plus reluisants, toujours plus exotiques. Puis vient généralement la leçon, les mille et un secrets qui permettent au routard de s'intégrer dans une nouvelle culture. Il faut savoir, c'est une chose fort méconnue, que le routard whatwhate. Oui, oui, il whatwhate comme le pigeon roucoule en somme. " What ? You don't know this music called Cumbia ? What ? You don't know this typical drink of the south ? What ? You've never heard about this political conflict in Santiago ? ". Le routard se doit de ne rien ignorer des pays traversés. Pour cela il apostrophe les gens à tours de bras, dans la rue, les cafés, les trains. Les victimes indigènes regrettent bien vite leur première réponse car le routard ne lâche jamais sa proie. Sa soif de communication est intarissable. Ses questions fusent, précises et pertinentes. L'indigène ainsi violenté, marchant à reculons, répond en ne lâchant pas des yeux cette porte, là, au fond du bar, par laquelle il peut s'enfuir. Quand le routard rejette sa proie exsangue, une émouvante expression de plein contentement inonde son visage. Aucune brèche n'existe dans cet épuisant effort d'intégration. Cette analyse systémique ne laisse rien au hasard. Le routard whatwhateur aborde tous les sujets, qu'ils soient sociaux, économiques, politiques, gastronomiques, historiques, musicaux, sportifs, géologiques, géographiques, maritimes, militaires, administratifs, culturels, agricoles, industriels, miniers, scientifiques, éducatifs, touristiques, frontaliers, aériens, psychologiques, routiers, fluviaux, météorologiques, rien n'échappe aux griffes acérées du routard qui se révèle d'une nature bien extravertie. Les Routards intégrés sont parmi nous, sachez-le. Mais cette espèce est aisément identifiable. Reprenons ensemble les trois critères majeurs qui vous aideront à les reconnaître dans la jungle de vos relations de voyage :

1. Votre interlocuteur vous présente longuement sa salle des trophées

2. Votre interlocuteur whatwhate

3. Votre interlocuteur harcèle les indigènes.

Et si malgré ce magnifique outil de diagnostic vous avez encore un doute, ajoutons un ultime symptôme fort répandu :

4. votre interlocuteur se plaint beaucoup et de tout : nourriture, logement, coût de la vie, sympathie des gens... et ses voyages antérieurs sont toujours des merveilles.

Mais revenons au patio. Martine s'est définitivement endormie, comme une bienheureuse. Elle rêve. Une jolie maison à la campagne, un grand chêne, un transat. Chico le Labrador la réveille. La gamine hurle au premier. Je remonte un vieux Margaux de la cave. Il accompagnera à merveille les pommes de terre nouvelles que je viens d'arracher. Je m'affale dans le transat libéré, heureux. La gamine revient, consolée, et saute hilare des bras de sa mère aux genoux de son père. Martine s'allonge dans l'herbe et respire les essences de la terre, ces racines impalpables, irrationnelles, qui relient nos entrailles à notre petit univers terrestre. Cette terre sent bon la France historique et culturelle. Ce n'est pas la France pour la France, mais la terre pour la terre, celle des racines, vitales. Martine sort brusquement de son rêve. La nuit tombe sur le désert d'Atacama et le froid corollaire la fait frissonner. Le routard est parti pour une nouvelle campagne de harcèlement. Bon vent.

C'est fou ce qu'un routard intégré libère comme énergie quant il s'agit pour lui d'assimiler une nouvelle culture. D'où lui vient cette force qu'on ne lui connaît guère dans ses frontières ? N'y a-t-il pas dans cette attitude une forme intellectualisée de rapport de force ? Du style : " tu vois, je me suis intéressé à toi, j'ai appris à te connaître, j'ai compris qui tu étais. Je suis donc fort et tu es faible. " Ce sentiment, plus habilement dissimulé que je ne le formule, est très perceptible lorsque le routard intégré se désintègre dans son pays natal, après quelques semaines de ce régime psychopathe. La narration de son voyage est alors empreinte d'une forte dominante maître-esclave. Les sédentaires attentifs imaginent alors un monde inférieur, intellectuellement maîtrisé, une espèce de sous-monde exotique. Cela renforce certaines formes de paranoïas collectives. On veut bien aller les voir chez eux, c'est intellectuellement excitant, mais si eux viennent jusque chez nous, mon Dieu, ils se doivent de garder tête basse. Le respect est une loi unilatérale. Imaginez un instant une invasion sud-américaine, pacifique, touristique et capitaliste. Des milliers de boliviens débarquent à Roissy, se dispersent dans le pays, s'intéressent à vos mœurs en vous questionnant sans relâche. Ce sont, bien entendu, toujours les mêmes questions sur vos rites amoureux, sur l'origine de vos musiques, sur votre pratique religieuse, sur vos rêves de pauvres. Car bien entendu, dans cette hypothèse-fiction, vous êtes économiquement faible, vous ignorez tout de leur culture, et vous ne pourrez jamais mettre un pied sur leur territoire. Ne me dîtes rien, je sais que cela commence à vous gonfler. Les Boliviens, je commence à vous plaindre, ne sont pas seuls à débarquer. Cent mille indiens Quechua s'intéressent à l'attitude servile que vous adoptez face au diktat économique de votre société, essaient d'en comprendre les rouages et les mécanismes politiques. Ils assimilent toutes vos réponses et synthétisent à tout va. Ils ont été éduqués pour cela. Chaque prise de parole est un discours de Premier ministre. Mais ce n'est pas tout. Des blacks, blancs et métis brésiliens débarquent par milliers dans nos anciens palais et discutent avec vous de l'Histoire de France en la comparant toujours à celle de leur pays qu'ils portent au pinacle. Le H majuscule est malmené. La grande Histoire est rédigée par les érudits de l'Amazone. Et tous ces fortunés argentins qui plaignent en permanence vos conditions d'hygiène et la piètre qualité de votre nourriture, mais qui, avec condescendance, qualifient de " bonne " une viande qui chez eux est toujours excellente. Et trois cent millions de chiliens qui vous demandent un état comparatif des ressources minières de votre pays, deux milliards d'équatoriens qui attendent une description exhaustive de la faune et de la flore de votre pays, quinze mille équipes de journalistes, de télévision, de reportage qui vous filment de haut en bas avec un regard très " ethnique ", des vénézuéliens aux poches débordantes de dollars qui négocient au moindre franc l'achat de vos produits si laborieusement élaborés, douze mille tours organisés colombiens qui font régulièrement défiler devant vous, sur votre lieu de travail, des groupes de personnes âgées qui vous tirent le portrait à la chaîne en lâchant un " merci madame " ou " merci monsieur " dégoulinant de miel... etc. Cette fiction n'est qu'une caricature de ce que nous sommes souvent, nous les touristes, routards ou voyageurs occidentaux, dans des mondes inconsciemment considérés comme asservis. Aussi, avec Martine, bannissons-nous toute forme agressive de communication, toute approche violente des hommes et de leurs mondes. A la base, ce voyage est plus égoïste et nous l'avouons volontiers. Nous ne cherchons qu'une seule chose, nous-mêmes. Et tout ce que nous renvoient ces cultures, tout ce qu'elles nous livrent librement, gratuitement, agit sur nous comme un miroir, le miroir de nos propres comportements et dysfonctionnements. Plus nous progressons dans cette connaissance, plus nos ambitions s'épurent comme une oeuvre répétitive de sculpteur, qui peu à peu oublie ses formes anguleuses et figuratives et sculpte des courbes lisses et symboliques, des formes pures et apaisées. C'est en cela que ce voyage est riche car il nous affranchit d'ambitions inutiles, exacerbées et mystifiées par l'ignorance de nos propres aspirations. Le voyage est une solution détergente, un bain acide dans lequel, mois après mois, les dépôts parasites de nos contraintes sociales, éducatives, professionnelles s'estompent, pour donner vie au cuivre originel, à l'âme brute. Rien de plus compliqué.

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