Deux vieux hommes à l'expression durcie par soixante ans de tracas, le visage sauvagement buriné par le soleil austral, laissent tomber leur regard sur la télé suspendue, mais eux semblent absents, comme plongés dans les derniers recoins lumineux de leur passé. Le peigne est souvent sorti pour ramener vers l'arrière quelques longues mèches de cheveux gris, avec des gestes lents, vraiment lents. La cravate est impeccable, les souliers bichonnés par un cireur de rue. Le premier verse dans son ballon de rouge quelques centilitres d'eau gazeuse. | ||
Le second repose son verre de bière, les phalanges tremblantes, au centre d'une belle table en bois carrée, le regard happé par l'apparition cathodique d'Augusto dans sa geôle dorée de la banlieue londonienne. Je les observe. Aucun geste, aucun signe, aucun commentaire ne trahit leur sentiment. | ||
Ces hommes sont indifférents au présent. Martine photographie le plus vieux de profil. Je remarque alors que sa pupille, dilatée par la faible lumière du crépuscule, chute dans le coin de son œil droit. Et cet œil soudain, de me regarder. Gla gla gla gla gla…. J'en ai encore froid dans le dos. De ce bar hors du temps de Valdivia, je retiendrai aussi l'image de ses serveuses âgées, vêtues comme des cantinières d'une autre époque, leurs gestes ralentis par une certaine idée du bonheur et de l'ennui, leurs petits pas de grands-mères, leurs coiffures aussi kitsch que leurs boucles d'oreilles. Nous voici donc à Valdivia, 839 kilomètres au sud de Santiago. De splendides photons échappés depuis 8 minutes et 18 secondes de cette boule de feu qui traverse chaque jour notre ciel d'Est en Ouest, viennent se fracasser sur nos fragiles épidermes d'humains bocalisés. Leur incroyable voyage de 150 millions de kilomètres s'achève par cet impact terrible qui laisse sur nos peaux moult cloques et boursouflures. De ce chaos vicelard, car à peine perceptible, s'échappent des volutes au fumet étrange de cochon grillé. Parigots, têtes de veaux ! répondit l'écho… Ce matin, précaution obligatoire, la toile denim protège nos jambons fumés. Les quelques morceaux de chair malgré tout exposés sont recouverts par trois larges centimètres d'écran total. Nous trouvons un café Internet sur la Plaza de Armas et découvrons avec plaisir quelques messages de nos familles et amis. En retour nous leur communiquons notre nouvelle latitude et leur narrons nos premières anecdotes et états d'âme. Magique. Le plaisir épistolaire, cet art désuet, reprend du poil de la bête grâce à l'araignée, le W3 de 500 millions de chinois, et moi et moi et moi. Emoi... Et les journées passent. Dix jours déjà. Dix jours d'aventure ? Non, vous l'avez constaté, nous n'avons vécu aucune histoire grandiose, aucun événement au pouvoir narratif transcendant, aucune galère abracadabrante. Livingstone, Magellan ou Marco Polo, pygmalions de mes rêves éthyliques, doivent sourire en nous observant. Pourtant, avec discrétion mais ténacité, une admirable impression de calme monte de nous-mêmes, et Dieu que ce chemin là est une aventure en soi. Ce soir nous montons notre tente pour la première fois à Niebla, face à l'océan Pacifique. Martine se décontracte sur son game-boy et franchit enfin le 5ème monde de Super-Mario. J'écris, je jette un coup d'œil à notre viatique. Le soleil nous pénètre comme une perfusion de complexe vitaminé et nous met en appétit. " Eh, Olivier, que dirais-tu d'un bon resto de fruits de mer ? " Martine, fine bouche, connaît bien sûr mes goûts prononcés pour les produits du grand océan. Nous nous invitons à une table où modestie et comida excelente se font écho. Martine observe la jolie baie de Niebla que nous surplombons, ne pouvant supporter le spectacle que j'offre malgré moi en avalant tout rond une moule si grosse, qu'elle ferait la légende du plus modeste conchyliculteur breton. Dans la nuit, suite à cette orgie divine présidée par Neptune lui-même, je me lève sur le coup des trois heures du matin pour soulager ma vessie. Le Santa Emiliana 97, un blanc sec et délicieusement parfumé, se déverse en pluie acide au pied du prunier, à quelques mètres de la tente. Comme je lève les yeux au ciel de soulagement, la voûte céleste, brillante et grandiose, ceinturée par une milky way impressionnante de clarté, me tombe subitement sur la cabeza . Mes ancêtres gaulois ne s'en seraient jamais remis, eux qui craignaient tant que le ciel ne se fracasse sur leur têtes. Sous cette lumière de big-bang je me souviens être resté pétrifié de longues minutes, à des années-lumière de ma latitude présente, la verge exposée à la rigueur des nuits australes. La luminosité du ciel chilien est admirable et saisissante. Les grands scrutateurs de l'univers ne s'y trompent pas. Leurs yeux concaves se perchent sur les sommets andins, au plus près de ces astres célestes. Le matin, les étoiles se couchent dans leur joli drap bleu et laissent la lumière allumée. Cette lumière transperce l'épiderme, la marque au fer rouge, sans répit. Nous mettons les voiles pour la journée, et les hissons sur une petite embarcation qui nous mène de l'autre côté de la baie, à Corral, village anciennement fortifié par les Espagnols. Tout cela est sympathique car la région est belle et ensoleillée. Hélas, les touristes nous tombent dessus comme la misère sur le pauvre, et leurs armées de fantassins se soucient de notre silence comme d'une gigne. Que faire ? S'emparer de ces pièces d'artilleries abandonnées par les conquistadores ibériques et tirer trois coups pour lever le voile qui leur masque la silencieuse grâce des lieux ? Ces gens-là n'ont pas produit assez d'effort pour se promener ici, on lit dans leur regard oisif une facilité agaçante. Faute de ce mérite que toute découverte personnelle exige, ils n'appréhendent pas cette juste récompense qu'offre le spectacle grandiose de la nature. Je m'emporte un peu, mais un voyage est une entreprise foncièrement égoïste qui s'accommode très mal de cette dérive touristique, molle, massive et bruyante. De fait, il me semble facile de dissocier le voyageur du touriste. Je m'explique : le touriste est un être conditionné, passif, plongé dans la facilité d'un cadre qui le rassure. Un cadre qui lui évite toute difficulté matérielle, culturelle, linguistique, un cadre qui ne laisse pas de temps à l'ennui, à la réflexion. Les TO appliquent des règles presque militaires pour homogénéiser l'identité d'un groupe et l'assouplir en le déresponsabilisant. C'est le secret de leur réussite car Monsieur X et Madame Y, après onze mois de lutte dans la jungle de leur quotidien, aspirent à quelques semaines de bras ballants, de j'm'en-foutisme, d'insouciance juvénile. Un abandon, une petite mort, un retour vers l'enfance, la recherche d'un père ou d'une mère qui prend tout en charge. Comme des gosses, ils ne supportent pas le temps mort, le jus d'orange pas frais, le puma qui ne surgit pas à 17h03 comme précisé sur le programme. Comme des gosses ils ressentent diverses formes d'une pathologie dangereuse : la Jalousie. Le bateau du groupe de Michel était plus confortable, la ventilation de la chambre de Christiane non seulement plus efficace mais moins bruyante, le programme de l'année dernière, l'année où les Leroy étaient partis, bien plus dense et attrayant... etc. De véritables gosses dotés d'une conscience d'adultes qui n'aspirent qu'à la paix. Mais en quoi ces voyages militairement ordonnés répondent-ils mieux que toute autre solution à leur attente ? Ne vaut-il pas mieux louer aux tréfonds des Cévennes une vieille ferme noyée dans un paysage harmonieux, s'acheter quelques livres, bricoler tranquillement, mettre les pieds sous une table amoureusement et généreusement garnie, et prendre le temps d'admettre que la plus belle des richesses à découvrir est en soi ? Certes la connaissance du monde est une source d'enrichissement personnel permanent. Mais tout cela ne reste-t-il pas proportionnel au surpassement personnel, à notre propre investissement, à l'acceptation de toutes les difficultés naturelles qui peuvent ralentir cette quête ? Le voyageur vit son aventure, le touriste la subit. Les émotions qui restent à l'un comme à l'autre sont à l'aune de leur investissement. Sur le terrain, deux attitudes s'affrontent, et bien souvent, quand le voyageur essaie de s'inscrire dans un cadre, le touriste achète le tableau. Le voyageur est alors bien désemparé. Je sens que Martine, naturellement plus souple sur ce sujet, m'en voudra d'avoir écrit ces quelques lignes, mais ce sujet est et sera, je pense, une interrogation constante sur ce voyage. Quoiqu'il en soit, j'ai personnellement et réellement besoin de ces émotions imprévues qui chaque jour revitalisent mon esprit. J'aime ces difficultés humaines et fortuites qu'il me faut surmonter et toutes ces petites conquêtes quotidiennes sont un bonheur en soi. Et puis, dans la douleur, dans l'effort, se crée la conscience des choses et des êtres. Un modus vivendi égoïste à la base, qu'il est parfois difficile, dans cette société réglementée, de vivre pleinement. Sont-ce ces états d'âme qui relancent ma tourista ? Je ne me sens pas au mieux, les intestins tiraillés, l'organisme fatigué par cette lutte intérieure qui dure depuis plusieurs jours. Nous entrons dans une boutique du bord de plage acheter un rouleau de papier hygiénique, le principe de précaution s'imposant de fait. Nous revenons à notre lieu de campement où Martine, à la tombée de la noche, cherche à régler la propriétaire selon les modalités convenues avec elle. Je l'entends alors s'écrier d'une voie de stentor : " Olivier ! Olivier ! Je ne trouve plus mon portefeuille ! Je ne sais vraiment plus ce que j'ai pu en faire ". La philosophie zen mériterait d'être enseignée plus assidûment, car je sens l'adrénaline monter lorsque nous convenons que ledit portefeuille contient 1200 US$ et quelques milliers de pesos chiliens. Notre réserve " liquide " pour tout le voyage. Mais Martine qui possède une faculté extraordinaire à trouver ce qu'elle cherche s'exclame tout de go : " Je l'ai laissé à la boutique. Je m'en souviens maintenant. Je réglais ton rouleau de papier toilette ". Allons bon ! Même le plus grand des artistes contemporains ne pourrait vendre un rouleau de papier de bas usage à ce tarif spéculatif ! Nous retournons à la boutique, lieu du dernier achat. Sourire jaune. " Buenas tardes Señora. Yo busco un… ". Martine n'achève pas sa phrase que la gérante nous remet le portefeuille égaré. Quand l'honnêteté est plus forte que la tentation ! Notre maison de toile verte nous accueille une nouvelle fois pour la nuit. Quel bonheur d'être là ! Demain, direction Pucõn, dans les terres, au pied du volcan Villarica que nous comptons bien gravir si nous trouvons une agence et un guide pour nous mener là-haut près du cratère en fusion. Il paraît même, chers lecteurs, qu'il nous faudra marcher plusieurs heures sur le glacier qui recouvre le sommet, chaussés de crampons, ouais ouais, et armés d'un piolet. Physiquement, bien sûr, nous sommes en loque, mais le moral, lui, est redoutable car nous pressentons bien, tous les deux, que cette porte, là, au fond de notre sas de décompression, pivote maintenant franchement sur ses gonds, nous laissant entrevoir cette lumière mélancolique propre à la découverte des terres australes, une lumière qui accompagne la solitude des chiliens du Sud, ces arrières-arrières-petits-fils d'aventuriers slaves, britanniques, allemands, italiens ou français qui colonisèrent ces étendues au XIXème, décimant les survivants Chonos, Onas ou Alacalufe, ces Indiens dont les fantômes nous crient, du haut des icebergs qui dérivent dans l'archipel de Magellan : " Hors d'ici ! , Hors d'ici ! ". |
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