Changer de pays
Nous voilà de retour dans notre petit port préféré. Les otaries en sont au 17372ème jour de guerre avec les mouettes. Les pêcheurs étalent sur le port leurs cargaisons d'erizos, corvinas, congrio, jaiva, merluza... . Sur toutes les barques jaunes et noires, dans la baie, on peut observer un homme grenouille vêtu d'une combinaison noire d'une redoutable épaisseur. L'homme, relié à un tuyau, plonge récolter les petits oursins qui finiront dans mon assiette. Triste fable que celle de la grenouille qui pêche un gros oursin mais ne peut le manger. Combien d'heures doit-elle passer dans cette eau à dix degrés pour s'offrir chez un maître queux ce plat qui me ravit ? La musique d'Amadeus me donnerait presque le mal de mer. Non pas celle de Mozart, ce viennois d'une autre époque, mais celle de ce petit bateau à moteur, baptisé par un pêcheur mélomane, dans lequel nous sommes installés depuis plus d'une heure. Amadeus tangue dangereusement sur les vagues transversales qui fouettent son flanc. C'est, nous en sommes conscients, un premier test important pour nous deux avant la longue descente patagonienne sur le Puerto Eden. Nous filons vers une pointe au large d'Ancud dominée par les vestiges d'une ancienne fortification espagnole. Nous y flânons l'après-midi entière, envoûtés par le charme du coin, l'activité des oiseaux marins (cormorans, pélicans,...) et l'immobilité d'un vieux manchot solitaire, bien isolé sur son triste rocher. Puis une crique ensoleillée et abritée du vent reçoit le poids de nos corps fourbus. J'y entame une série de photos de mon modèle préféré. Malgré la douceur estivale de notre abri, les photos ne risqueront pas la censure. Martine regrette toujours son maillot de bain oublié dans la grisaille hivernale parisienne. Sur le chemin du retour, Amadeus s'étouffe un peu en remontant le courant. Je soupçonne quand même le patron d'économiser son carburant car la cavalcade de ses cinquante chevaux ne martèle pas mes tympans. Dis, tonton, on va pas y passer la nuit quand même ! ! De retour au port, les otaries fidèles (et patientes !) nous accueillent. Nous passons encore une bonne heure en leur plaisante compagnie. Un peu plus tard, devant une tequila margarita, nous discutons à nouveau de tous ces battements d'ailes, de ces claquements de nageoires, de ces petits bonheurs très tranquilles qui, de plus en plus, nous éloignent du monde matériel auquel nous appartenons. Puerto Montt, 7 février 1999 Nous voilà de retour sur le continent, avec un petit air de musique traditionnelle chilote dans la tête. Nous nous enfermons dans la petite boutique d'un centro de llamados et accédons à Internet pour échanger des nouvelles avec nos familles et amis répartis sur toute la planète, de la Bretagne à la Savoie, des Etats-Unis à l'Indonésie, et beaucoup à Paris. Une surprise de taille nous attend. Olivier, un ami, nous invite à consulter un site Internet qu'il vient de mettre en place et dont nous sommes les héros. Ce site consacré à notre périple sud-américain a été baptisé comme une bande dessinée : " Martine et Olivier au pays des Incas ". Olivier, lui, pas moi, se charge de la structure technique de chaque page, des images, des parties musicales, du livre d'or, des petites surprises de son choix, nous laissant la lourde mais passionnante tâche de combler les petites bulles par nos textes narratifs transmis par courrier électronique. Tout cela est fait avec talent. Réelle émotion qui me motivera pour poursuivre ce récit. A ce jour, nous n'expédiions que des messages très courts et peu détaillés sur notre voyage et nos émotions. Cela va changer. Cyber-lecteurs, armez-vous de patience. Désormais vous saurez tout. Nous filons ensuite au Navimag office prendre connaissance de l'horaire définitif d'embarquement sur le Puerto Eden, fixé à 17 heures le lendemain. Nous nous lançons dans l'écriture de quelques lettres manuscrites (Faut-il préciser pour les lecteurs du XXIème siècle, que nous sommes le 7 février, et qu'à cette date, la généralisation du réseau des réseaux commence à peine à toucher le grand public ; tout le monde n'est donc pas joignable pas voie électronique) et répondons à l'école de Line, la nièce de Martine, avec laquelle nous correspondons depuis le début de ce voyage. Correspondance bilatérale puisque le lendemain matin nous trouvons une lettre de cette classe de CM2 en poste restante. La matinée est bien avancée. Nous déjeunons tranquillement face au port, et jetons nos maisons dans la salle d'attente du Navimag Office où nous attendons l'après-midi entière l'appareillage du Puerto Eden. Cela fait aujourd'hui un mois que nous avons quitté Paris. Demain les vacances commenceront à prendre un parfum différent. Ce ne sera peut-être plus vraiment des vacances, mais un nouvel art de vivre. L'art de vivre un peu plus détaché des gens, un peu plus détaché des choses, un peu plus détaché des règles. Le temps qui passe, et notre environnement qui se déstructure peu à peu, modifient imperceptiblement notre regard sur le monde et sur nous-mêmes.
   
 
   
 
   
 
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