Certaines journées, dans la vie d'un homme, manquent à ce point de consistance qu'il devient périlleux d'en tenter la narration. Il y aurait davantage d'événements dans la vie d'un rosier en hiver, plus de piquants sûrement, que dans les soixante douze heures d'apathie que nous vécûmes, de tour d'horloge en tout d'horloge, après le tour des Tours. Martine, nue sous sa robe blanche, joua les infirmières de charme pour son patient délirant, pansant les pieds ampoulés, déchirés et gonflés, et jouant, avec ses applications de compresses antiseptiques, les Madame Sécurité. Nous ne sortons qu'une seule fois du nid ce premier jour afin de restituer au loueur notre matériel de fortune. Ces maudites chaussures pourront dès demain faire souffrir un nouveau voyageur plein de rêves candides. Dans les rues, ma démarche de gaucho , pardon, gauche, ne trompe personne. Tout le monde sait d'où je reviens. De là-bas, du piège, de l'antre de l'ogre patagonien qui festoie chaque été dans ses hautes vallées, qui bouffe du touriste dans ses orgies cannibales, croquant par ici un genou, par-là une cheville, et se goinfre de sucreries, ces milliers d'ampoules jaunâtres et faisandées à la sauce chaussette. Nous nous promenons en short dans la ville froide, car notre linge immondément sale et humide est entre les mains de la patronne de l'hospedaje pour une cure de jouvence. Après une balade de quelques centaines de mètres, je n'en peux déjà plus. Je voudrais redevenir singe, rewind sur Darwin, me suspendre par les mains aux arbres morts de la Patagonie, et voler de branche en branche, léger, agile et aérien. Mais appuyé sur l'épaule de Martine, mon squelette écrase le bitume, et ma chair lance quelques refrains connus, quelques cantiques sortis des ténèbres de l'âme, à la gloire du seigneur des douleurs. Encore une journée de foutue ; un petit pas vers demain. Puis une autre ; un grand pas vers la guérison. | ||