Certains rêves, souvent parmi les plus
fous, franchissent parfois la barrière du réel. Nous sommes passés sur
la côte ouest de l'île, cette portion du littoral qui telle un rempart,
bloque l'avance impressionnante du Pacifique, et pour cette raison,
jouit d'un climat réputé très hostile. Moche, quoi ! Mais, Ô surprise,
le monde n'est pas aussi carré et normé que l'on veut bien nous le faire
croire.

Le soleil est ici bien installé. Il faisait
si mauvais temps de l'autre côté ! Certes, l'écran total et les lunettes
sont encore privés de sortie, mais notre cerveau, lui, se met aussitôt
à embellir la vie. Nos idées noires s'illuminent, notre pile à folie
se réchauffe et nos cellules brûlent l'ankylose sur le bûcher du roi
soleil. Wouahhh... C'est comme si nous perdions d'un coup dix kilos,
dix kilos de cendre grise, celle de la petite mort des journées tristes.
Imaginez donc maintenant la plage de Cucao, une vaste plage de 15 kilomètres
de long, un océan zébré par le sillage de vagues terrifiantes, un rempart
de dunes balayé constamment par le vent du large, et nulle présence
humaine sur ces horizons terrestres ou maritimes. Sur la plage abandonnée,
coquillages et crustacés.... Abandonnée ou presque... Un irréductible
gaulois lutte encore contre l'invincible force d'une mélancolie stérile.
Sur la plage, tout à coup, il court entièrement nu, comme un défi au
rêve de la veille. Je suis ce gaulois. Je pénètre l'océan avec vigueur
et celui-ci me secoue dans ses courants alternatifs. Je dois lutter
pour revenir vers la plage. L'air est vif. L'eau salée qui ruisselle
sur mon corps me glace. L'océan m'en veut. Pour me réchauffer, je cours
dans tous les sens, comme une gazelle. Une gazelle qui serait poursuivie
par un guépard affamé. Une course bondissante, toute en feintes et contre-pieds.
L'océan ne peut plus me rattraper, et telle une gazelle fuyant quelque
prédateur du Serengeti, je reviens vers mon groupe social, Martine,
qui n'a pas encore compris la nature de cette folle lutte. Je lui raconte
l'océan félin, son effrayante mâchoire d'écume, son appétit vorace qui
réclame toujours sa part du lion. Elle me dit " tu es complètement fou
! ". Visiblement, elle ne me comprend pas. Au péril de ma vie j'y retourne
une nouvelle fois. Je jette un œil par-dessus mon épaule et la surprends
avec l'appareil photo. Mes fesses viennent d'impressionner la pellicule
200 ASA, une pellicule décidément trop sensible pour ce spectacle !
Mais le rêve ne se photographie pas. La magie tombe. Je me rhabille
prestement.

A Cucao nous avions prévu de nous balader
à cheval, mais l'allure mollassonne et paresseuse des canassons insulaires
nous en dissuade. Nous optons donc pour quelques randonnées pédestres
dans un décor vierge et sauvage. La nature ici nous appartient. Au-delà
des dunes la végétation est très dense. Nous sommes arrivés à Cucao
la veille. Cucao est l'unique village sur cette côte battue toute l'année
par les pluies, les vents et les marées. Nous avons planté notre chapelle
au camping El mirador. Le propriétaire sympathique nous fait à manger
le soir, et si le Corvina et le bife sont excellents, je sens l'attention
de Martine dissipée par un petit cadre accroché derrière nous aux boiseries
de la salle à manger. En plissant les yeux on peut y lire un texte à
la gloire de la neuvième génération des soldats chiliens signé de la
main même du général en chef des armées, el señor Augusto Pinochet,
celui-là même qui de ses avions, précipitait à l'océan ses opposants
politiques après leur avoir injecté une chimie qui stimulait à ce point
l'appétit des poissons qu'ils ne laissaient ni chair ni os de leurs
voraces agapes. Vers 23 heures, je trouve un bel emplacement sur les
hauteurs de notre lieu de campement pour observer les étoiles. Elles
se détachent ici avec une telle force des profondeurs du néant, que
la seule observation béate de cette voûte apaise tout relent de tourment.
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