Et si vous entendez le son d'un stradivarius
accompagner notre spleen, c'est que nous ne sommes plus dans le même
monde que le vôtre, visiblement liquéfiés dans une dimension de poésie
brute, saoule, enivrée d'harmonie. Nos deux âmes sont en voyage, dans
un monde où l'artifice s'envole avec le vent et où la vérité épurée
des hommes règne sans gloire. Nos corps les accompagnent. Tant bien
que mal. Martine est engoncée dans sa doudoune, frigorifiée par la froideur
des éléments. Un vent incessant, un océan jamais lassé de son fracas,
et quelques milliers de mouettes rieuses (et chieuses), ne viennent
pas à bout de sa paix intérieure. Je la sens vraiment réconfortée par
les règles anachroniques de ce lieu, par la rusticité de nos hôtes.
De mon côté, avec mon ciré jaune et ma polaire
bleue, les pêcheurs de Queillen me prendraient presque pour l'un des
leurs. Mais à y regarder de près, mon faciès de Breton me trahit. Sur
cette partie reculée de l'île, à deux heures de Castro par une piste
rocailleuse et vallonnée, s'est installée une population dans laquelle
un anthropologue compétent identifierait à coup sûr diverses souches
de sang indien.

Ces Chilotes là
sont de petites tailles, corpulents, souvent obèses et bourrus. Mais,
nous l'avons constaté, croyez-nous, y'a pas plus sympa qu'un gros Chilote
bourru. Dans l'unique hospedaje de Queillen, nous revenons nous abriter
à la nuit tombante. Sur la traditionnelle gazinière à bois de la cuisine,
le repas mijote dans deux énormes gamelles en aluminium. Au-dessus,
les petites culottes de la Señora , culottes adaptées au morphotype
précédemment décrit, sèchent et s'imprègnent des vapeurs de cazuela,
ce bouillon gras dans lequel baignent conformément à la coutume, un
bon morceau de viande de bœuf, du riz, et un épi de maïs. La Señora
est bavarde, et ma période d'adaptation continentale à la langue ibérique
ne m'est ici d'aucun secours. Je regarde Martine désespérément, et notre
duo se lance dans une conversation qui fera date, un festival de mimiques
interrogatives, exclamatives, contemplatives, une maîtrise parfaite
du jeu des sourcils, zigos et autres muscles de l'expression, une performance
qui nous eut valu, sinon un premier prix, du moins un accessit au concours
d'entrée de la comédie française, du cours Florent, ou pour rester modeste,
de l'association théâtrale de Marolles-Les-Braults . La rusticité de
la patronne n'a que faire de la subtilité de notre interprétation, et
nous revoilà avec une plâtrée de boulettes de viande et de betteraves
rouges. Le virus de l'anorexie ne résiste pas aux rigueurs australes.
Je vois bien le regard de Martine glisser de son assiette volumineuse
à la petite culotte qui sèche au dessus du fidèle fourneau, et je peux
suivre ses pensées, qui de la cause réfléchissent à l'effet, et de l'effet
aux conséquences. Mais que voulez-vous, le froid génère appétence et
appétit, abondance et fesses garnies. Ce repas se finissait donc dans
la bonne humeur, jusqu'à ce que notre Señora, toute en joie, sorte à
notre attention, des bas-fonds de sa réserve, quelques ramequins de
framboises " muy natural ", dont le goût et l'aspect fortement moisis
relancèrent chez moi une tourista tout juste calmée. Le temps tristouille
qui nous accompagne depuis plusieurs jours - c'est ce que nous promet
la Señora quand nous l'embrassons - se mettra au beau dès l'aube, demain.
Les vents mauvais du changement de lune se calmeront, les pluies cesseront
et le soleil réchauffera le mercure prisonnier, car telle est la loi
des astres. Qu'on est bien sous la couette avec de telles perspectives
d'avenir !
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