Changer de pays
Sur la longue plage de Queillen, déserte, battue par les vents, les embruns et les pluies sporadiques, deux corps allongés sur le sable noir, comme rejetés là par une vague d'écume, naufragés d'un autre univers, reposent sur le rivage d'une liberté authentique.
Ces deux corps fragiles se dopent aux ondes énergétiques de cette terre admirable, respirent les essences iodées de l'océan furieux, et captent leur lumière dans le gris des stratus, le noir des nimbus et le scintillement permanent des pluies sur la crête des vagues.

Et si vous entendez le son d'un stradivarius accompagner notre spleen, c'est que nous ne sommes plus dans le même monde que le vôtre, visiblement liquéfiés dans une dimension de poésie brute, saoule, enivrée d'harmonie. Nos deux âmes sont en voyage, dans un monde où l'artifice s'envole avec le vent et où la vérité épurée des hommes règne sans gloire. Nos corps les accompagnent. Tant bien que mal. Martine est engoncée dans sa doudoune, frigorifiée par la froideur des éléments. Un vent incessant, un océan jamais lassé de son fracas, et quelques milliers de mouettes rieuses (et chieuses), ne viennent pas à bout de sa paix intérieure. Je la sens vraiment réconfortée par les règles anachroniques de ce lieu, par la rusticité de nos hôtes. De mon côté, avec mon ciré jaune et ma polaire bleue, les pêcheurs de Queillen me prendraient presque pour l'un des leurs. Mais à y regarder de près, mon faciès de Breton me trahit. Sur cette partie reculée de l'île, à deux heures de Castro par une piste rocailleuse et vallonnée, s'est installée une population dans laquelle un anthropologue compétent identifierait à coup sûr diverses souches de sang indien.

Ces Chilotes là sont de petites tailles, corpulents, souvent obèses et bourrus. Mais, nous l'avons constaté, croyez-nous, y'a pas plus sympa qu'un gros Chilote bourru. Dans l'unique hospedaje de Queillen, nous revenons nous abriter à la nuit tombante. Sur la traditionnelle gazinière à bois de la cuisine, le repas mijote dans deux énormes gamelles en aluminium. Au-dessus, les petites culottes de la Señora , culottes adaptées au morphotype précédemment décrit, sèchent et s'imprègnent des vapeurs de cazuela, ce bouillon gras dans lequel baignent conformément à la coutume, un bon morceau de viande de bœuf, du riz, et un épi de maïs. La Señora est bavarde, et ma période d'adaptation continentale à la langue ibérique ne m'est ici d'aucun secours. Je regarde Martine désespérément, et notre duo se lance dans une conversation qui fera date, un festival de mimiques interrogatives, exclamatives, contemplatives, une maîtrise parfaite du jeu des sourcils, zigos et autres muscles de l'expression, une performance qui nous eut valu, sinon un premier prix, du moins un accessit au concours d'entrée de la comédie française, du cours Florent, ou pour rester modeste, de l'association théâtrale de Marolles-Les-Braults . La rusticité de la patronne n'a que faire de la subtilité de notre interprétation, et nous revoilà avec une plâtrée de boulettes de viande et de betteraves rouges. Le virus de l'anorexie ne résiste pas aux rigueurs australes. Je vois bien le regard de Martine glisser de son assiette volumineuse à la petite culotte qui sèche au dessus du fidèle fourneau, et je peux suivre ses pensées, qui de la cause réfléchissent à l'effet, et de l'effet aux conséquences. Mais que voulez-vous, le froid génère appétence et appétit, abondance et fesses garnies. Ce repas se finissait donc dans la bonne humeur, jusqu'à ce que notre Señora, toute en joie, sorte à notre attention, des bas-fonds de sa réserve, quelques ramequins de framboises " muy natural ", dont le goût et l'aspect fortement moisis relancèrent chez moi une tourista tout juste calmée. Le temps tristouille qui nous accompagne depuis plusieurs jours - c'est ce que nous promet la Señora quand nous l'embrassons - se mettra au beau dès l'aube, demain. Les vents mauvais du changement de lune se calmeront, les pluies cesseront et le soleil réchauffera le mercure prisonnier, car telle est la loi des astres. Qu'on est bien sous la couette avec de telles perspectives d'avenir !

   
 
   
 
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