6h30 du matin. Dans la grisaille blafarde de cette ville côtière, Martine sort enfin du bus, la bouche déformée par un bâillement de lionne épuisée. L'humidité ambiante se condense sur sa langue ainsi exposée. Son bel appendice buccal, vite rafraîchi, se délie et formule quelques phrases espagnoles joliment structurées. Elle trouve ainsi et très rapidement un hôtel adapté à notre budget. Mon inaptitude linguistique m'apparaît tout à coup immense. Avec sa mine de carême, le ciel nous révèle bien modestement les charmes de cette petite ville. Nous nous abritons dans les lieux saints, et au premier rayon, posons nos fesses sur un banc de ferraille de la Plaza de Armas . L'océan Pacifique est à deux pas, mais rien ne nous y appelle aujourd'hui. Nous ne courrons pour l'instant après rien. Nous sommes encore dans notre caisson de décompression et laissons filer le stress avec le temps qui passe. Notre chambre donne sur un patio. Dans le patio, deux routards : Alain, un costarmoricain de Loudia, et Dominique, un belge accentué dont la belle-sœur coiffe les jeunes bretonnes d'Yffiniac ! C'est donc un quatuor estampillé BZH qui franchit le pas de porte d'un boui-boui bon marché. Nos deux amis routards sont fauchés. Le nivellement par le bas ne joue pas en notre faveur pour le choix du resto. La télé hurle dans notre dos. La coupe du monde de football des moins de 20 ans bat son plein, et l'Argentine, ce voisin oriental prétentieux et arrogant, écrase 4 à 0 une équipe chilienne plus introvertie. Froide atmosphère. Dès le lendemain, je constate non sans désarroi (cela fait à peine une semaine que nous avons foulé le sol du nouveau monde) que le pollo al Cognac de la veille était servi avec de petites bêtes microscopiques qui ont liquéfié mes entrailles. Misère ! Misère ! Martine revêt sa blouse blanche et inaugure notre pharmacie ambulante. Cette journée là, je la passe tout entière dans la chambre, travaillé par le gargouillis des parasites voyageurs. Le soir venu, plus forts que l'ennemi, nous tentons une sortie jusqu'au restaurant le plus proche. Mais très vite, les troupes adverses se réorganisent et m'attaquent sur tous les fronts. Vaincu, je m'effondre sur la moquette, maintenu conscient par Martine, le patron, un client et le serveur. Quinze minutes plus tard je souris à nouveau à la vie et avale un délicieux bouillon de poule. Ah, La Serena, ton temps gris et froid, ta tourista, tes sempiternelles papas fritas... " Je me sens un peu vaseuse, également " m'annonce tout à trac mon infirmière particulière qui troque aussitôt sa blouse blanche contre un pyjama rayé du plus mauvais goût. Bien… Nous devons bien l'admettre, c'est une véritable pandémie qui s'abat sur nos troupes. Privés de cama matrimonial , nous squattons nos petits lits ridicules une journée de plus, plongés dans nos lectures de quarantaine. Martine : " Changement de décor " de David Lodge. Moi : " La peau du tambour " d'Arturo-Perez Reverte. Nous nous décidons, après un long conciliabule de dix-sept secondes, à descendre plus rapidement que prévu vers le sud, car ce début de voyage n'a pas encore étanché cette soif de dépaysement, de nature et de grand air qui accable souvent et pendant une à deux semaines, tout citoyen parisien lâché brutalement dans le vaste monde. Nous oublierons donc Valparaiso, une ville au nom magique qui a perdu, dit-on, beaucoup des charmes de son époque prospère. Demain nous descendrons droit vers la région des lacs entre Temuco et Puerto Montt, après une nouvelle escale à Santiago. Pffff…, une vingtaine d'heures de bus nous attend, pour le moins. | ||