Changer de pays

Accoudés au bac qui transporte véhicules et passagers vers l'île de Chiloé, je me dis qu'il est très agréable d'avoir du temps devant soi. Nul besoin de revenir sur Puerto Montt avant dix jours. Je rêvasse sereinement en regardant la côte de l'île se rapprocher, quand Martine pousse soudain un cri d'étonnement.

Un groupe d'otaries traverse le sillage du bateau, la tête hors de l'eau, et plonge à nouveau dans les courants froids, laissant derrière elles l'écume de leur extraordinaire liberté. Nous sommes beaucoup moins agiles que les otaries avec notre maison sur le dos.

Je souffle comme un phoque, Martine ne parle plus qu'en morse. Le centre de la ville d'Ancud est bien plus éloigné du terminal de bus que nous ne le pensions. Nous posons notre boursouflure dorsale dans une hospedaje beaucoup plus soignée qu'à Puerto Montt. Don Teofilo Cardenas Bustamante, le propriétaire, nous distille blague sur blague dans un espagnol incompréhensible. Les Chilotes ont un accent moins accessible. Comme je remplis le registre d'inscription, Teofilo, ancien capitaine de la 5ème compagnie des sapeurs pompiers d'Ancud, (tous les diplômes sont affichés dans le petit salon), Teofilo donc, m'arrache le registre des mains et recherche, plus excité qu'un gosse de cinq ans, la présence ou plutôt le passage d'un autre informatico, profession que je viens d'inscrire sur ledit registre. Et sa recherche est fructueuse. Un Néerlandais et un Allemand informaticiens sont un jour passés par là. Teofilo est aux anges, me frappe dans le dos, et nous accueille à bras ouverts. Brave homme, fier comme Artaban. Che guevara écrivait dans son " Voyage à motocyclette ", récit d'un périple aventureux en Amérique latine, " Au chili, il n'y a pas (à ma connaissance) de corps de pompiers non volontaires, mais le service ne s'en ressent pas, car être capitaine dans l'un de ces corps est un honneur disputé par les hommes les plus capables du village et des quartiers où ils interviennent ". J'y retrouve l'exacte description de Don Teofilo Cardenas Bustamante. Une atmosphère étrange plane sur l'île. Un parfum de passé préservé, vieux comme l'encens, remonte du port d'Ancud.

Une humilité communicative, portée par les embruns du Pacifique, s'immisce dans les ruelles. Cela me donne l'envie de narrer cette fin de journée au passé simple, un temps certes obsolète mais auquel se conjuguent fidèlement l'île et ses hommes de grande foi. Nous partîmes donc déambuler sur le joli port de pêcheurs qu'un vent violent balayait sauvagement, et passâmes en ce lieu un agréable moment. Nous assistâmes à un bien curieux combat qui opposait mouettes et otaries dans la conquête des restes de pêche. Nous vîmes bien des otaries se faire agresser par des mouettes furieuses, remake chilote des " Oiseaux " d'Hitchcock. Nous photographiâmes les protagonistes, dont les moins hardies, et je parle des otaries, se prélassaient en retrait de la ligne de front, en faisant tranquillement la planche sur ces eaux pacifiques. Nous vîmes deux touristes chiliennes élégamment vêtues observer le contenu d'un carton que leur présentait un pêcheur. Du carton surgirent deux gros vers gluants d'une vingtaine de centimètres de long pour cinq de large, qu'une grosse main tailladée par mille prises de filets, saisit avec sûreté. Nous vîmes le pêcheur transpercer l'animal du tranchant d'un poignard usé qu'il venait d'exhiber de son lourd ciré jaune. Un jet de sang en jaillit aussitôt. Les deux jeunes filles, naïves et jolies, furent éclaboussées du sang du monstre, jusque sur leurs chaussures, pendant que la plus jeune, surprise par cette explosion d'hémoglobine, reculait de cinq bons pas sous le regard hilare des pêcheurs. Le gros vers se trémoussa et ondula encore plusieurs minutes sous le regard des spectateurs apaisés. Nous rejoignîmes ensuite la Plaza de Armas au milieu de laquelle nous discutâmes un moment avec l'hurluberlu humaniste déjà croisé à Santiago. Un énergumène déconcertant en quête d'un monde à sa mesure sous les frimas de Patagonie. Cet antihéros nous apprit qu'il filait vers Punta Arenas. Hasta luego amigo.

30 Janvier.

" Olà, Martine ! Sors-nous donc la plus belle de tes tenues routardes. C'est une journée de fête. N'entends-tu pas les trompettes des otaries, la corne de brume des chalutiers, et ce boute-en-train, là, el capitán de los bomberos , ce diable de Teofilo qui fait jouer sa sirène ? N'entends-tu pas une belle voix gutturale, sensuelle, attentive et virile qui chante tes louanges ? NE M'ENTENDS-TU PAS TE SOUHAITER UNE BONNE FETE ? "

Elle me répond que oui, que c'est super, et tout et tout. Elle me dit " Où tu m'emmènes ? ". Je lui dis " Voir des manchots ". Elle me dit " Il va faire beau ? ". Je lui dis " avec toi il fait toujours beau ". Elle me dit " On mangera dans un bon resto après ? ". Je lui dis " Le meilleur ! ". Elle me dit " Je t'aime ". Je lui dis " Moi aussi ". Tagada tagada tsoin tsoin. Deux touristes chiliens nous accompagnent dans la balade de ce jour de fête. Nous avons loué les services d'un guide dans le seul but de bénéficier de son véhicule et partons découvrir le nord de l'île.

Deux heures plus tard, de pérégrinations bucoliques en haltes très champêtres, nous débarquons sur une petite plage. Celle-ci héberge six mois sur douze quelques familles de pêcheurs. Leurs cabanes sont adossées à la falaise. Hébergement spartiate dans des taudis humides, salés, rouillés. Rude et rudimentaire.

Sur les îlots rocheux qui font face au village, une autre population justifie notre présence en ces lieux. Une population plus heureuse, protégée, dorlotée, drôle et facétieuse, une petite colonie de pingouins de Magellan. Notons d'ailleurs que cette appellation est curieuse puisque les pingouins vivent dans les eaux arctiques, là-haut, dans notre hémisphère. Ils sont pourvus d'ailes et volent comme tout oiseau. Alors que nos manchots des eaux antarctiques, ceux-là même qui font les clowns devant nous, sont bien incapables de voler. Ah, pauvres oiseaux aux ailes atrophiées ! Quelques pingouins de Humbolt, une autre espèce de manchots très menacée, nichent ici en bon voisinage avec leurs cousins. Ces oiseaux rares ne sont plus que 7000 sur la planète. Nous mouillons notre jean pour rejoindre la barque à moteur d'un pêcheur local qui organise un petit tour des lieux dans une mer bien formée. Les sensations sont agréables, la lumière pure et crue, et les pingouins bien heureux sur leur îlot protégé. Deux scientifiques allemands étudient in situ les causes du déclin démographique de ces drôles de paroissiens en queue de pie.

Mais si la taille des vagues qui noient la proue de notre barque continue de croître dans la proportion actuelle, ils pourront bien vite revoir le titre de leur thèse et l'intituler, c'est un exemple, " De l'inéluctable fin des manchots humains, appelés à disparaître dans l'écume de leurs jours ". Gloup ! Le pilote n'est pas manchot, lui, loin s'en faut, mais il fallait toute son habileté pour nous sortir de cette mauvaise passe. De retour sur la plage, Martine sympathise avec la femme d'un pêcheur qui nous invite aussitôt à rester ici plusieurs jours. Nous mangerons le poisson de la pêche, boirons l'eau de la rivière, et referons l'histoire des petites gens de Chiloé. Nous hésitons, d'autant plus qu'un aller-retour sur Ancud est nécessaire pour récupérer tente et duvets. Nous décidons de reporter la décision au lendemain. Nous quittons cette société humaine non sans interrogations, avec quelque chose de cette vie qui restera ancré longtemps dans les abysses de nos souvenirs. Nous retraversons la campagne chilote, verte et vallonnée, gênés régulièrement par quelque paire de bœufs ou cavaliers d'un autre âge, véhicules aimables mais lents, qui apparaissent toujours soudainement au milieu de la piste, au détour d'un virage. Cuidado ! Le soir, nous choisissons le plus classe des restaurants d'Ancud pour célébrer et arroser dignement la fête de Madame Le Mercier. La soupe d'oursins, spécialité de pêche de la région, restera un doux souvenir.

   
 
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