Je souffle comme un phoque, Martine ne
parle plus qu'en morse. Le centre de la ville d'Ancud est bien plus
éloigné du terminal de bus que nous ne le pensions. Nous posons notre
boursouflure dorsale dans une hospedaje beaucoup plus soignée qu'à Puerto
Montt. Don Teofilo Cardenas Bustamante, le propriétaire, nous distille
blague sur blague dans un espagnol incompréhensible. Les Chilotes ont
un accent moins accessible. Comme je remplis le registre d'inscription,
Teofilo, ancien capitaine de la 5ème compagnie des sapeurs pompiers
d'Ancud, (tous les diplômes sont affichés dans le petit salon), Teofilo
donc, m'arrache le registre des mains et recherche, plus excité qu'un
gosse de cinq ans, la présence ou plutôt le passage d'un autre informatico,
profession que je viens d'inscrire sur ledit registre. Et sa recherche
est fructueuse. Un Néerlandais et un Allemand informaticiens sont un
jour passés par là. Teofilo est aux anges, me frappe dans le dos, et
nous accueille à bras ouverts. Brave homme, fier comme Artaban. Che
guevara écrivait dans son " Voyage à motocyclette ", récit d'un périple
aventureux en Amérique latine, " Au chili, il n'y a pas (à ma connaissance)
de corps de pompiers non volontaires, mais le service ne s'en ressent
pas, car être capitaine dans l'un de ces corps est un honneur disputé
par les hommes les plus capables du village et des quartiers où ils
interviennent ". J'y retrouve l'exacte description de Don Teofilo Cardenas
Bustamante. Une atmosphère étrange plane sur l'île.
Un parfum de passé préservé, vieux comme l'encens, remonte du port d'Ancud.

Une humilité communicative, portée par
les embruns du Pacifique, s'immisce dans les ruelles. Cela me donne
l'envie de narrer cette fin de journée au passé simple, un temps certes
obsolète mais auquel se conjuguent fidèlement l'île et ses hommes de
grande foi. Nous partîmes donc déambuler sur le joli port de pêcheurs
qu'un vent violent balayait sauvagement, et passâmes en ce lieu un agréable
moment. Nous assistâmes à un bien curieux combat qui opposait mouettes
et otaries dans la conquête des restes de pêche. Nous vîmes bien des
otaries se faire agresser par des mouettes furieuses, remake chilote
des " Oiseaux " d'Hitchcock. Nous photographiâmes les protagonistes,
dont les moins hardies, et je parle des otaries, se prélassaient en
retrait de la ligne de front, en faisant tranquillement la planche sur
ces eaux pacifiques. Nous vîmes deux touristes chiliennes élégamment
vêtues observer le contenu d'un carton que leur présentait un pêcheur.
Du carton surgirent deux gros vers gluants d'une vingtaine de centimètres
de long pour cinq de large, qu'une grosse main tailladée par mille prises
de filets, saisit avec sûreté. Nous vîmes le pêcheur transpercer l'animal
du tranchant d'un poignard usé qu'il venait d'exhiber de son lourd ciré
jaune. Un jet de sang en jaillit aussitôt. Les deux jeunes filles, naïves
et jolies, furent éclaboussées du sang du monstre, jusque sur leurs
chaussures, pendant que la plus jeune, surprise par cette explosion
d'hémoglobine, reculait de cinq bons pas sous le regard hilare des pêcheurs.
Le gros vers se trémoussa et ondula encore plusieurs minutes sous le
regard des spectateurs apaisés. Nous rejoignîmes ensuite la Plaza de
Armas au milieu de laquelle nous discutâmes un moment avec l'hurluberlu
humaniste déjà croisé à Santiago. Un énergumène déconcertant en quête
d'un monde à sa mesure sous les frimas de Patagonie. Cet antihéros nous
apprit qu'il filait vers Punta Arenas. Hasta luego amigo.
30 Janvier.
" Olà, Martine ! Sors-nous donc la plus
belle de tes tenues routardes. C'est une journée de fête. N'entends-tu
pas les trompettes des otaries, la corne de brume des chalutiers, et
ce boute-en-train, là, el capitán de los bomberos , ce diable de Teofilo
qui fait jouer sa sirène ? N'entends-tu pas une belle voix gutturale,
sensuelle, attentive et virile qui chante tes louanges ? NE M'ENTENDS-TU
PAS TE SOUHAITER UNE BONNE FETE ? "
Elle me répond que oui, que c'est super,
et tout et tout. Elle me dit " Où tu m'emmènes ? ". Je lui dis " Voir
des manchots ". Elle me dit " Il va faire beau ? ". Je lui dis " avec
toi il fait toujours beau ". Elle me dit " On mangera dans un bon resto
après ? ". Je lui dis " Le meilleur ! ". Elle
me dit " Je t'aime ". Je lui dis " Moi aussi ". Tagada tagada tsoin
tsoin. Deux touristes chiliens nous accompagnent dans la balade de ce
jour de fête. Nous avons loué les services d'un guide dans le seul but
de bénéficier de son véhicule et partons découvrir le nord de l'île.
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Sur les îlots rocheux qui font face au
village, une autre population justifie notre présence en ces lieux.
Une population plus heureuse, protégée, dorlotée, drôle et facétieuse,
une petite colonie de pingouins de Magellan. Notons d'ailleurs que cette
appellation est curieuse puisque les pingouins vivent dans les eaux
arctiques, là-haut, dans notre hémisphère. Ils sont pourvus d'ailes
et volent comme tout oiseau. Alors que nos manchots des eaux antarctiques,
ceux-là même qui font les clowns devant nous, sont bien incapables de
voler. Ah, pauvres oiseaux aux ailes atrophiées ! Quelques pingouins
de Humbolt, une autre espèce de manchots très menacée, nichent ici en
bon voisinage avec leurs cousins. Ces
oiseaux rares ne sont plus que 7000 sur la planète. Nous mouillons notre
jean pour rejoindre la barque à moteur d'un pêcheur local qui organise
un petit tour des lieux dans une mer bien formée.
Les sensations sont agréables, la lumière pure et crue, et les pingouins
bien heureux sur leur îlot protégé. Deux scientifiques allemands étudient
in situ les causes du déclin démographique de ces drôles de paroissiens
en queue de pie.

Mais si la taille des vagues
qui noient la proue de notre barque continue de croître dans la proportion
actuelle, ils pourront bien vite revoir le titre de leur thèse et l'intituler,
c'est un exemple, " De l'inéluctable fin des manchots humains, appelés
à disparaître dans l'écume de leurs jours ". Gloup ! Le pilote n'est
pas manchot, lui, loin s'en faut, mais il fallait toute son habileté
pour nous sortir de cette mauvaise passe. De retour sur la plage, Martine
sympathise avec la femme d'un pêcheur qui nous invite aussitôt à rester
ici plusieurs jours. Nous mangerons le poisson de la pêche, boirons
l'eau de la rivière, et referons l'histoire des petites gens de Chiloé.
Nous hésitons, d'autant plus qu'un aller-retour sur Ancud est nécessaire
pour récupérer tente et duvets. Nous décidons de reporter la décision
au lendemain. Nous quittons cette société humaine non sans interrogations,
avec quelque chose de cette vie qui restera ancré longtemps dans les
abysses de nos souvenirs. Nous retraversons la campagne chilote, verte
et vallonnée, gênés régulièrement par quelque paire de bœufs ou cavaliers
d'un autre âge, véhicules aimables mais lents, qui apparaissent toujours
soudainement au milieu de la piste, au détour d'un virage. Cuidado !
Le soir, nous choisissons le plus classe des restaurants d'Ancud pour
célébrer et arroser dignement la fête de Madame Le Mercier. La soupe
d'oursins, spécialité de pêche de la région, restera un doux souvenir.
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