Martine et moi assiégeons
de suite l'étage supérieur bien plus confortable, sans penser une seule
seconde aux conséquences désastreuses que nos épanchements nauséeux
provoqueraient à une telle altitude sur nos voisins des étages inférieurs.
Le temps du départ est désormais venu, le début d'un voyage à l'ancienne,
lent, ennuyeux peut être, mais plein d'attente, de mystère, d'anxiété.
Le soleil est de la fête. Il éclaire la haute terrasse du Puerto Eden
sur laquelle nous saluons la ville, dominée dans le lointain par la
couronne de glace de sa majesté le volcan Osorno. Plusieurs coups de
trompe magistraux résonnent dans le crépuscule de la baie de Reloncavi.
Les bus et collectivos, sur les quais de la ville, répondent à cet appel,
mais le concert s'apaise car le moteur allemand de notre vaisseau prend
bien vite ses tours. Le long périple de 810 milles nautiques débute
sur une mer à peine froissée. A l'approche du 45ème degré de latitude
sud nous pénétrons dans les vastes espaces vierges et inhabités de la
Patagonie. Le dortoir est calme, Martine s'allonge, inquiète, à peine
barbouillée. De mon côté, je me demande si je n'ai pas été élevé sur
un cargo au long cours, car je ne ressens aucun des symptômes du mal
de mer. Mais non, je sais pourquoi. Je suis la réincarnation de Magellan,
Kirke, Cook ou Colomb. Ou moins glorieux mais tout aussi héroïque, le
rescapé du radeau de la méduse. Ou plus triste, un message flottant
depuis des siècles dans une bouteille sur l'océan. Quelle que soit la
vérité, un vrai king de la gîte. Pourtant, pendant la traversée du golfe
de Corcovado, un courant transversal secouait fortement l'assiette du
navire, mais au réveil très militaire, à 8 heures précises, tout est
redevenu limpide, et dans ce décor matinal de carte postale, nous dévorons
le petit déjeuner. Puis chacun investit les recoins
du bateau à sa manière. Rien d'autre à faire que regarder le soleil
monter, l'île de Chiloé disparaître définitivement pour laisser la place
au canal Moraleda.

La navigation devient plus précise dans
ces canaux jalonnés d'une quantité impressionnante d'îlots qui offrent
parfois un spectacle trompeur de paradis tropical. La température extérieure
(à l'abri du vent) ne dépasse pas les 15 degrés et les eaux sont glacées.
Vers 18 heures, nous mettons le cap plein ouest. Via le canal de Pulluche
étroit et sinueux nous traçons notre route dans une tension croissante
vers l'océan et son golfe des Peines, de sinistre réputation. Ce golfe
baptisé à l'origine Golfo de Peñas par les Espagnols, fut transformé
involontairement en Golfo de Penas par les Anglais - lorsqu'ils établirent
les premières cartes de la région - car ils ne possédaient pas le ñ
dans leur écriture. Amusant contresens qui sied comme un gant à ce golfe
violenté constamment par d'énormes tempêtes, et refroidi par le courant
de Humbolt, un courant froid que nous retrouverons plus au nord du continent
(Pérou, Equateur) puisqu'il charrie ses eaux glacées tout le long de
la côte occidentale du continent. Le plafond dégouline
désormais sur les reliefs boisés qui bordent notre voie si étroite,
et la grisaille inquiétante fige chacun dans des positions de contemplation
immobile. Ignorant la redoutable noirceur des cieux patagoniens, la
mer garde son flegme, et sur cette surprenante pétole, nous surgissons
à la nuit, chapeau bas, aux portes de l'océan. Coculine et Bonamine
sont absorbées en doses significatives avant la rencontre océanique.
Le ciel dépressif s'obscurcit plus vite qu'à l'ordinaire. La lune finit
sa course dans l'hémisphère opposé. Il fait nuit noire à l'instant même
de la confrontation. Dommage. C'est allongé au fond de notre cale que
nous sentons les grandes poussées du Pacifique sur les flancs de la
bête. Les portes mal verrouillées claquent violemment dans les entrailles
tremblantes. Le perroquet du capitaine devient muet dans sa cage. Le
pisco sour, dans l'estomac des soûlards, regrette le shaker du barman,
bien plus doux. Et tout cela commence à déborder dans les lavabos des
modulos. Aux percussions océaniques font écho les déchirements intestinaux
et stomacaux. Mais Bonamine et Coculine fonctionnent à merveille. C'est
la sono de 8 heures qui nous réveille finalement. Cette voix sortie
de nulle part nous annonce que le Puerto Eden se trouve au milieu du
Golfo de Penas sur une mer très tranquille. Nous atteignons la sortie
du golfe vers 12h30. Nous faisons alors une halte dans un merveilleux
endroit, sous un soleil de plomb. Lequel brûle aussitôt nos épidermes
car sous ces latitudes, la couche d'ozone est très perméable aux ultraviolets.
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Au réveil de ce
troisième jour de navigation nous comprenons mieux l'imprédictibilité
du temps sous ces latitudes. Un temps de Toussaint gomme le relief des
rivages montagneux et enneigés du canal Santa Maria. Les couleurs sont
fadasses, la pluie redouble.

Pour nous mettre à l'abri, nous descendons
au cœur du cœur du monstre, dans ce décor de graisse et de pistons,
dans cette cavalerie de 6000 chevaux usés qui hurlent leur faim, mais
ce vacarme dantesque est à peine supportable. Les "economic class" sont
en regard un fond de cale paradisiaque. El capitán engage le Puerto
Eden dans le canal White, un canal si étroit que seuls trois capitaines
sont aujourd'hui habilités à le franchir. Et, sur le pont, les ordres
tombent avec un flegme très chilien : Babor cinco, medio, babor diez,
cinco mas, medio, tribor cinco... Ce bateau de plus de 100 mètres slalome
avec aisance dans un paysage craquelé d'îlots de quelques mètres, et
le coup de corne du capitaine réveille une colonie de lions de mer,
deux cormorans égarés, ainsi qu'une vierge qui embrasse tous les valeureux
marins de la baie de Puerto Natales, debout dans sa robe blanche sur
la dernière perle de ce long chapelet patagonien. Puerto Natales est
une ville désolée mais colorée, sur un paysage pelé par les vents violents.
A l'instant même où nous pénétrons dans les eaux
du port, les vents puissants chassent en moins de deux minutes la grisaille
humide, et le double arc-en-ciel qui entoure aussitôt la ville d'est
en ouest, ressemble au clin d'œil titanesque de la divinité omnipotente
à l'origine de toute cette merveille que nous venons de traverser. Le
capitaine et les petites embarcations responsables de l'amarrage engagent
une féroce bataille pour coucher le monstre sur les flancs du port.
Mais le courant trop puissant embarque les coques de noix sous-motorisées.
Il faudra une heure et demi de manoeuvres complexes pour aligner le
Puerto Eden sur son axe d'amarrage. Quelques minutes plus tard, le Puerto
Eden ouvre ses portes et libère ses otages. L'aventure
est terminée. Nous nous sentons désemparés. Ô mon bateau, oo...o, tu
es le plus joli des bateaux... Puerto Eden, Portes du Paradis, deux
pèlerins comblés célébreront souvent ton nom et se souviendront sûrement
à l'automne de leur vie, de la splendide lumière de tes chemins patagoniens.
Ainsi soit-il pour toujours.

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