Changer de pays

Le Puerto Eden est un vieux baroudeur. Des traces de son appartenance à d'anciens armateurs grecs, russes et portugais, jalonnent les coursives de ce ferry de 8000 tonneaux.

A dix huit heures ce lundi 8 février, les classes économiques s'engouffrent la mine réjouie dans l'estomac du monstre. Le monstre a d'ailleurs l'estomac dans les talons puisque nous voilà bien vite à fond de cale dans un dortoir à trois étages superposés, communément appelés " les modulos ".

Martine et moi assiégeons de suite l'étage supérieur bien plus confortable, sans penser une seule seconde aux conséquences désastreuses que nos épanchements nauséeux provoqueraient à une telle altitude sur nos voisins des étages inférieurs. Le temps du départ est désormais venu, le début d'un voyage à l'ancienne, lent, ennuyeux peut être, mais plein d'attente, de mystère, d'anxiété. Le soleil est de la fête. Il éclaire la haute terrasse du Puerto Eden sur laquelle nous saluons la ville, dominée dans le lointain par la couronne de glace de sa majesté le volcan Osorno. Plusieurs coups de trompe magistraux résonnent dans le crépuscule de la baie de Reloncavi. Les bus et collectivos, sur les quais de la ville, répondent à cet appel, mais le concert s'apaise car le moteur allemand de notre vaisseau prend bien vite ses tours. Le long périple de 810 milles nautiques débute sur une mer à peine froissée. A l'approche du 45ème degré de latitude sud nous pénétrons dans les vastes espaces vierges et inhabités de la Patagonie. Le dortoir est calme, Martine s'allonge, inquiète, à peine barbouillée. De mon côté, je me demande si je n'ai pas été élevé sur un cargo au long cours, car je ne ressens aucun des symptômes du mal de mer. Mais non, je sais pourquoi. Je suis la réincarnation de Magellan, Kirke, Cook ou Colomb. Ou moins glorieux mais tout aussi héroïque, le rescapé du radeau de la méduse. Ou plus triste, un message flottant depuis des siècles dans une bouteille sur l'océan. Quelle que soit la vérité, un vrai king de la gîte. Pourtant, pendant la traversée du golfe de Corcovado, un courant transversal secouait fortement l'assiette du navire, mais au réveil très militaire, à 8 heures précises, tout est redevenu limpide, et dans ce décor matinal de carte postale, nous dévorons le petit déjeuner. Puis chacun investit les recoins du bateau à sa manière. Rien d'autre à faire que regarder le soleil monter, l'île de Chiloé disparaître définitivement pour laisser la place au canal Moraleda.

La navigation devient plus précise dans ces canaux jalonnés d'une quantité impressionnante d'îlots qui offrent parfois un spectacle trompeur de paradis tropical. La température extérieure (à l'abri du vent) ne dépasse pas les 15 degrés et les eaux sont glacées. Vers 18 heures, nous mettons le cap plein ouest. Via le canal de Pulluche étroit et sinueux nous traçons notre route dans une tension croissante vers l'océan et son golfe des Peines, de sinistre réputation. Ce golfe baptisé à l'origine Golfo de Peñas par les Espagnols, fut transformé involontairement en Golfo de Penas par les Anglais - lorsqu'ils établirent les premières cartes de la région - car ils ne possédaient pas le ñ dans leur écriture. Amusant contresens qui sied comme un gant à ce golfe violenté constamment par d'énormes tempêtes, et refroidi par le courant de Humbolt, un courant froid que nous retrouverons plus au nord du continent (Pérou, Equateur) puisqu'il charrie ses eaux glacées tout le long de la côte occidentale du continent. Le plafond dégouline désormais sur les reliefs boisés qui bordent notre voie si étroite, et la grisaille inquiétante fige chacun dans des positions de contemplation immobile. Ignorant la redoutable noirceur des cieux patagoniens, la mer garde son flegme, et sur cette surprenante pétole, nous surgissons à la nuit, chapeau bas, aux portes de l'océan. Coculine et Bonamine sont absorbées en doses significatives avant la rencontre océanique. Le ciel dépressif s'obscurcit plus vite qu'à l'ordinaire. La lune finit sa course dans l'hémisphère opposé. Il fait nuit noire à l'instant même de la confrontation. Dommage. C'est allongé au fond de notre cale que nous sentons les grandes poussées du Pacifique sur les flancs de la bête. Les portes mal verrouillées claquent violemment dans les entrailles tremblantes. Le perroquet du capitaine devient muet dans sa cage. Le pisco sour, dans l'estomac des soûlards, regrette le shaker du barman, bien plus doux. Et tout cela commence à déborder dans les lavabos des modulos. Aux percussions océaniques font écho les déchirements intestinaux et stomacaux. Mais Bonamine et Coculine fonctionnent à merveille. C'est la sono de 8 heures qui nous réveille finalement. Cette voix sortie de nulle part nous annonce que le Puerto Eden se trouve au milieu du Golfo de Penas sur une mer très tranquille. Nous atteignons la sortie du golfe vers 12h30. Nous faisons alors une halte dans un merveilleux endroit, sous un soleil de plomb. Lequel brûle aussitôt nos épidermes car sous ces latitudes, la couche d'ozone est très perméable aux ultraviolets.

Lors de son précédent voyage vers le nord, dans le sens inverse d'aujourd'hui, le Puerto Eden avait patienté de longues heures sur ces eaux turquoise, bloqué par une tempête qui sévissait sur le golfe des peines. Ce faisant il avait perdu une ancre que trois plongeurs professionnels ont pour mission de remonter en la reliant à sa chaîne orpheline. Le paysage est unique et grandiose, d'une virginité monacale, à peine troublé par le doux ronronnement de la salle des machines. Les eaux sont chargées des sédiments glaciaires que rejette le Campo Hielo Sur , la plus grande réserve d'eau émergée au monde après l'antarctique et le Groenland, et sont écrasées par les hautes pressions de l'anticyclone.
Cela facilite le travail des plongeurs qui finissent leur labeur vers 16 heures. Sur ce bateau ivre qui dérive vers les confins du monde nous nous refaisons une santé. Les repas sont équilibrés, et l'apéritif au pisco sour devient une tradition. Nous entrons bientôt dans la Provincia de la Ultima Esperanza . Cette grisaille à l'horizon fragilise l'ultime espérance de voir l'anticyclone se maintenir chaud et réconfortant au-dessus de nos têtes émerveillées de photographes, déboussolées par une lumière exceptionnelle.
Le capitaine, lui, ne perd pas le Sud. Si ses petits enfants le gênent un peu dans ses déplacements sur la passerelle, le gyrocompas indique toujours un cap invariable de 180 degrés et le GPS une position terrestre, à l'instant de se coucher, de 48 degrés 74' de latitude sud, et 74 degrés 51' de longitude ouest.

Au réveil de ce troisième jour de navigation nous comprenons mieux l'imprédictibilité du temps sous ces latitudes. Un temps de Toussaint gomme le relief des rivages montagneux et enneigés du canal Santa Maria. Les couleurs sont fadasses, la pluie redouble.

Pour nous mettre à l'abri, nous descendons au cœur du cœur du monstre, dans ce décor de graisse et de pistons, dans cette cavalerie de 6000 chevaux usés qui hurlent leur faim, mais ce vacarme dantesque est à peine supportable. Les "economic class" sont en regard un fond de cale paradisiaque. El capitán engage le Puerto Eden dans le canal White, un canal si étroit que seuls trois capitaines sont aujourd'hui habilités à le franchir. Et, sur le pont, les ordres tombent avec un flegme très chilien : Babor cinco, medio, babor diez, cinco mas, medio, tribor cinco... Ce bateau de plus de 100 mètres slalome avec aisance dans un paysage craquelé d'îlots de quelques mètres, et le coup de corne du capitaine réveille une colonie de lions de mer, deux cormorans égarés, ainsi qu'une vierge qui embrasse tous les valeureux marins de la baie de Puerto Natales, debout dans sa robe blanche sur la dernière perle de ce long chapelet patagonien. Puerto Natales est une ville désolée mais colorée, sur un paysage pelé par les vents violents. A l'instant même où nous pénétrons dans les eaux du port, les vents puissants chassent en moins de deux minutes la grisaille humide, et le double arc-en-ciel qui entoure aussitôt la ville d'est en ouest, ressemble au clin d'œil titanesque de la divinité omnipotente à l'origine de toute cette merveille que nous venons de traverser. Le capitaine et les petites embarcations responsables de l'amarrage engagent une féroce bataille pour coucher le monstre sur les flancs du port. Mais le courant trop puissant embarque les coques de noix sous-motorisées. Il faudra une heure et demi de manoeuvres complexes pour aligner le Puerto Eden sur son axe d'amarrage. Quelques minutes plus tard, le Puerto Eden ouvre ses portes et libère ses otages. L'aventure est terminée. Nous nous sentons désemparés. Ô mon bateau, oo...o, tu es le plus joli des bateaux... Puerto Eden, Portes du Paradis, deux pèlerins comblés célébreront souvent ton nom et se souviendront sûrement à l'automne de leur vie, de la splendide lumière de tes chemins patagoniens.

Ainsi soit-il pour toujours.

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