Le sable est noir, volcanique, chaud, brûlant, insupportable pour nos voûtes plantaires si délicates. L'eau du lac doit faire monter le mercure à une graduation raisonnable car je m'immerge sans difficulté dans cette immensité d'eau douce. Martine enrage. Faute de maillot de bain, elle reste prisonnière de quelques centimètres carrés d'ombre, là-bas, sous un arbuste de plage. Je refais surface et observe au loin la masse triangulaire du volcan Villarica. |
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Un panache de fumée le surplombe. Ne croyez pas qu'il s'agisse là de l'appel au secours d'un fantôme Alacalufe. Non, non, hélas pour les indiens, même leurs fantômes appartiennent à l'histoire... c'est le sang chaud de la terre qui souffle dans les cieux très limpides des volutes de gaz aux odeurs de souffre. | ||
Pucõn, au bord du lac Villarica, est à la fois une station balnéaire et un centre de loisirs pour des expéditions de tout type : ascension du volcan, rafting, randonnées à cheval, parachutisme, plongée... Les touristes chiliens y abondent et s'entassent sur la plage. Ce soir nous nous gavons d'une solide parillada dans laquelle nous retrouvons : un boudin noir, une côte de porc, une saucisse, un steak, un morceau de poulet, d'autres morceaux de viandes non identifiés, et des légumes à gogo. Le tout pour 60 francs, prix du steak en France. Le ventre gonflé, encore tourmenté par les douleurs stomacales d'une tourista mal soignée, je range vers 23 heures ma propre chair dans le torchon d'un grand lit frais et sommeille comme un gros bébé repu. Aux premières heures du jour suivant nous débarquons dans une agence recommandée par le South American Handbook pour la rigueur toute professionnelle de ses guides, et réservons deux places pour l'expédition du lendemain vers le sommet du volcan. Farniente et baignade comblent cette attente. 22 Janvier. Le vent est bien installé. Le minibus nous amène au pied du volcan dont les plus basses parois servent de pistes de ski l'hiver (en Août). Le télésiège qui doit nous hisser au départ de l'ascension ne fonctionne pas. Peligroso! Peligroso, peligroso, d'accord, mais nous voilà condamnés à une heure de marche supplémentaire. Le guide laisse alors tomber le couperet : il est peu probable que nous puissions atteindre le sommet. Vent de malheur ! Martine se dit : " Résignons-nous, l'expédition n'a plus le vent en poupe ". Et moi, décidé à grimper, mais surtout provocateur: " Non, allons-y, autant en emporte le vent ! ". La donne économique, elle, est très claire : ceux qui débutent la marche ne seront pas remboursés, quoiqu'il advienne. Les autres peuvent se réinscrire pour le lendemain. Et cela, ce n'est pas du vent. Dans le minibus qui nous redescend vers Pucõn, sur les lacets pentus et poussiéreux qui font trembler la vieille carcasse, je prends mon air le plus renfrogné, un rien boudeur, très agacé. C'est clair, je suis très déçu. J'avais besoin d'action, de sport, d'activité. Cette renonciation nous condamne à une journée qui s'annonce bien fade. Martine est plus raisonnable. Elle s'affirme de plus en plus garante de nos conditions de sécurité. Dura lex sed lex. Devise circonstancielle. Et bien, tant mieux. Elle contrebalance ainsi mon habituelle insouciance. Quelques brasses dans l'eau douce m'aideront à oublier cette frustration. 23 Janvier. Le minibus poussif crache à nouveau sa haine volcanique sur les flancs du Villarica. Une heure plus tard, les tympans explosés par le hurlement des deux premiers rapports (impossible de passer la troisième), nous voici au pied du télésiège. Heureuse surprise. A cette altitude nous dominons le brouillard qui enveloppe la plaine, cette nuée cotonneuse qui m'angoissait ce matin au réveil. Le télésiège fonctionne et transporte les aventuriers grimpeurs au pied de leur labeur. Au bout du trip, le gouffre volcanique, la sève bouillonnante, la source de toute vie. Les guides débutent l'ascension sur un bon rythme. Ils maîtrisent parfaitement les bonnes vieilles règles de la géométrie euclidienne, à savoir que la distance la plus courte d'un point à un autre est la ligne droite. Mais pour se déplacer d'un point à un autre, les bipèdes que nous sommes dépensent une certaine énergie dont le grand mathématicien grec se fout éperdument. Si l'énergie nécessaire pour relier le point A au point B est négligeable sur un plan plan, elle croît de manière exponentielle quand on crevasse et incline ce plan. Et bien, croyez moi ou non, mais les pentes du volcan sont pentues, le plan n'est pas plan, et tout cela fait mal. Les cuisses cherchent un rythme de respiration. Je m'accroche au groupe de tête, Martine s'accroche tout simplement. Après une heure de marche nous arrivons sur le glacier qui couvre les flancs pas plans de ce volcan très blanc. Blanc comme neige, et aux entrailles si chaudes. |
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Nous sortons le piolet, certains les crampons. Je jette un regard à Martine, dubitatif. Puis à ce personnage, cet excellent guide, ce héros muet et indifférent qui se soucie de nous comme de Colin-Tampon. Sa seule obsession, c'est d'avancer, droit devant. L'abruti ! Le terrain devient dangereux et nous manquons d'intuition pour appréhender la technique liée à l'utilisation du piolet et de ces étranges excroissances aux griffes acérées. Martine propose de s'en servir pour lacérer le dos trop visible de notre Frison-Roche de pacotille, mais elle doit bien avouer que l'Incapable est déjà trop éloigné pour lui planter sa pioche alpine entre les côtes ou lui arracher la chair avec ses griffes de titane. L'expédition prend un tour plus dramatique quand il nous faut traverser une belle arête de glace sous un vent violent. | ||
Lui passe sans trépasser, mais pensez-vous qu'il se retournât pour surveiller ses ouailles ? Que nenni ! Pente glacée à main gauche. Pente glacée à main droite. On fait quoi si on glisse ? Quatre frenchies de nos montagnes, de vrais experts des pentes lourdes, se présentent à nous et à la providence. Nous sommes ravis d'apprendre que le piolet, cette arme blanche conçue pour massacrer les guides irresponsables, peut aussi sauver nos vies, pour peu que l'on sache, lors d'une longue chute sur glace, freiner les forces cinétiques qui déboulent jusqu'aux vallées fleuries. Ces sympathiques copains de cordée aident ma petite chatte de gouttière un instant effarouchée à enfiler ses griffes. Je traverse l'arête et rejoins ceux qui ont suivi notre guide indifférent sur un terrain plus stable. Martine, rassurée par son nouvel encadrement, traverse à son tour. Nous poursuivons deux bonnes heures notre ascension sur le glacier, et ne dévions jamais d'un pouce de l'azimut fixé initialement, à tel point qu'un anglais du groupe, lui, pour le coup, subitement azimuté, décroche sur une paroi glacée, et avec son piolet exécute en chutant quelques moulinets ravissants, ce qui, intrinsèquement, n'est pas la manière la plus efficace, quoique défendable sur le plan de l'élégance, de s'arrêter. Voyons-y une démonstration du flegme britannique, tel John Steed maniant sa canne de bourgeois face à l'ennemi menaçant. L'Anglais abandonne. D'autres, qui souffrent comme des damnés et soufflent comme des bœufs, décident de s'arrêter sous les volutes sulfureuses. Le peloton s'affine. Personnellement, je m'accroche toujours à la tête de course avec trois des quatre français. Le quatrième est devenu le guide personnel de Martine, son mentor, le confident de ses souffrances. L'asphyxie guette les cuisses de ma vaillante épouse. Ses muscles tétanisent, étouffés par les toxines libérées. Mais la voilà qui arrive, brave, l'iris brillant de fierté, gaillarde et orgueilleuse. 13h30 : nous posons les sacs à terre. Les quinze dernières minutes d'ascension se feront sans ce lourd fardeau qui pesait sur nos épaules. Curieusement, la vue de ce sommet si proche me scotche sur place. Mes jambes ne répondent plus tout à fait. Je me fais lentement décramponner. Stoïcisme et courage sont deux vertus qu'il nous faut rapidement retrouver. Vamos mi amor. Victoire, vict… qhhh qhhh, nous toussons notre victoire dans le panache du volcan.L'Incapable nous congratule dans un nuage dense d'émanations de souffre. Ce postillon d'entrailles se mélange à un petit nuage météo, un gentil cumulus fatigué de planer sans fin au-dessus de la vaste plaine, content de se reposer quelques instants sur ce cratère qui lui réchauffe l'épiderme cotonneux. Nous, nous n'avons plus que nos yeux pour pleurer. Car nous n'y voyons goutte du fleuve de sang magmatique. Nos yeux pleurent d'être enfumés, nos yeux pleurent d'être privés de ce spectacle rare. Toutefois, cela ne nous affecte guère plus d'une minute, et dans la fumée opaque de cette nature surpuissante, nous immortalisons, piolets dressés vers un ciel invisible, l'image de deux vainqueurs de sommet. Ce n'était qu'un petit exploit très ordinaire dans la hiérarchie des dépassements humains, un exploit proportionné à notre petitesse, mais une satisfaction intérieure très haute, celle d'être allés au bout d'une idée avec persévérance, abnégation et courage. Peut-être ce que j'appelais un peu plus tôt dans ce récit, le mérite. Lorsque j'étais plus petit, monter à un arbre ne m'angoissait guère. Différentes formes de tétanie m'affectaient au contraire quand il s'agissait pour moi de revenir sur terre. L'idée de redescendre ce glacier très incliné déclenche dans mes muscles quelques fibrillations inquiétantes. Dans le regard des autres trekkeurs, je perçois différents symptômes d'une angoisse similaire. La réalité devait toutefois nous surprendre. Les nombreuses expéditions qui chaque jour gravissent ce volcan ont fini par creuser, centimètre par centimètre, une véritable rigole de plusieurs centaines de mètres de long, une piste de bobsleigh humain, sur laquelle nous nous jetons comme des fous, notre piolet en guise de frein... à main. Martine est la championne de ce toboggan naturel. Elle est profilée, aérodynamique, et cet abandon du corps dans une glisse interminable lui remémore ses anciennes prédilections pour des chutes libres plus aériennes. Distancé, je décide de modifier ma technique sur les conseils de nos nouveaux collègues français, montagnards expérimentés, qui m'enseignent l'art de la ramasse. Cette technique particulière de descente sur glace consiste d'une part à vous mettre debout sur le glacier, d'autre part à le skier en glissant sur vos seules chaussures, et surtout, à contrôler votre vitesse de glisse en passant le piolet entre les jambes et en le maintenant planté en arrière de votre centre de gravité. Et ça marche ! L'équilibre est précaire et les chutes fort nombreuses mais je rattrape ainsi mon retard. Puis arrive la terre. Changement de sol et de choix tactique. La course prend une nouvelle dimension. Avec les trois français (le 4ème accompagne toujours Martine quelques dizaines de mètres en amont) nous dévalons la pente en courant dans la rocaille et la poussière. Deux glissades sur le cul et je décroche. Nous ne sommes plus que deux sur un sol très pentu et très meuble. Nous courons à longues enjambées, talons en avant pendant plusieurs minutes. A cette allure nous atteignons vite le point de départ. Un regard de satisfaction vers cette montagne vaincue, et tout le monde nous rejoint bien vite. Avec les survivants de l'ascension (une dizaine de personnes s'en retournent vaincues) nous entassons nos carcasses épuisées dans le poussif minibus. Une nouvelle parillada très copieuse partagée avec nos compagnons nous apprend qu'ils ont passé trois semaines en Argentine pour tenter l'ascension de l'Aconcagua . Trois semaines de mauvais temps et de fortes chutes de neige les ont privés de sommet. L'un d'eux, le confident des douleurs de Martine, a fait, comme je le fis en 1994, ce joli trek des Annapurna au Népal. Nous échangeons quelques souvenirs. Nous leur disons au revoir à la sortie du resto, mais finalement tout le monde se retrouve sur le même chemin. Nous nous apercevons avec plaisir que nous logeons dans la même maison. Quand les destins se croisent ! 24 Janvier. Beaucoup pensent, et il s'agit souvent d'un raisonnement empirique, qu'une journée mal entamée ne présage que moult difficultés de tout poil. (Si tant est qu'une difficulté puisse être poilue, ce qui me semble absurde). Ce matin, je me présente à la laverie pour récupérer le linge sale que j'y avais déposé la veille et me heurte à une porte close. Ventre bleu ! Nous sommes dimanche. Je l'avais oublié. Personne ne lave son linge à l'eau bénite. Et mince, mince, mince ! Nous devions prendre un bus pour Puerto Varas avec les Français. Nous devons y renoncer. Ils nous laissent trois cadeaux pour célébrer nos adieux : deux nouveaux romans pour nos lectures quotidiennes, et une méthode d'apprentissage de l'espagnol que nous ragions d'avoir oublié à Paris. Ce contretemps nous sied finalement très bien. Cartes postales, lectures, jeux et gros câlins reposent nos corps et nos esprits. La ville de Pucõn nous a bientôt révélé tous ses secrets. Nous déambulons en terrain familier. Le ciel a pour seul nuage le panache sulfureux du volcan. Comme nous revenons en soirée d'un repas dont nous sommes peu fiers, une raclette savoyarde excessivement chère, nous rencontrons sur le trottoir un homme fort aimable qui nous invite à observer les cratères de lune dans son télescope. Du cratère volcanique aux cratères lunaires, il n'y a qu'un pas interstellaire que nous franchissons allègrement. L'image est nette, les cratères impressionnants. L'émotion de Galilée, la réalité des missions Apollo et la fiction d'Hergé se réfléchissent dans cette vision spatiale. Nous remercions notre professeur Tournesol et partons nous coucher, avec peut être au fond de nos rêves, la poésie de ce vieux Charles, happé un soir de Janvier par un rayon de Lune. |
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