Changer de pays

28 Avril, 23 heures. Nous voici à la gare de Calama. Cette nuit, nous prenons l'un des rares trains de ce continent, celui qui nous mène en Bolivie jusque la ville d'Uyuni.

A 23h03, les touristes les plus audacieux s'installent dans l'un des trois wagons voyageurs. Aussitôt la meute suit. C'est bien connu, les moines répondent comme l'abbé chante. Du coup, à 23h07, tous les touristes sont déjà installés, entassés devrais-je dire, affalés l'un sur l'autre, accrochés aux fenêtres et aux galeries métalliques qui tiennent lieu de porte-bagages. Resté sur le quai j'observe le travail de trois cheminots fort braillards qui accrochent à notre convoi un quatrième wagon sorti tout droit des "Mystères de l'Ouest". C'est le salon privé de James West et Artemus Gordon. Nous voyagerons donc en toute sécurité. Martine respire. Le tren de la muerte , comme il est parfois surnommé, ne démarre qu'à trois heures du matin. L'illogisme du timing est déconcertant. Je fuis l'ambiance exagérément " routarde " du wagon des moines qui whatwhatent dans un épouvantable vacarme. Tout cela me hérisse le poil. Je me glisse discrètement sur une banquette libre du deuxième wagon, derrière une bolivienne à la bouche en cerise, à côté d'une famille déjà emmitouflée sous trois mètres cinquante de couvertures. Je me construis là un nid plutôt confortable avec duvet et laines polaires. Il le faut car la nuit s'annonce très fraîche. Le train démarre enfin. On se réveille au petit matin, dans l'air pur et altiplanique des Andes chiliennes. Martine me rejoint pour admirer ce décor qui déborde de générosité. Le train se meut lentement sur les champs de lave autrefois crachés par ces douzaines de volcans enneigés, aujourd'hui en sommeil.

Mais voici Ollagüe, volcan actif au pied duquel se trouve le hameau-frontière du même nom. Voilà plus de douze heures que nous avons quitté Calama à 300 km de là. Nous descendons tous du train pour obtenir notre tampon de sortie du Chili. Quatre heures plus tard, nous sommes encore là, attendant la loco qui prend le relais côté bolivien. Ce n'est pas exceptionnel. Chaque semaine c'est ainsi. La synchronisation des tâches est une démarche productive peu en rapport avec ce voyage. Nous inventons mille choses pour patienter, engageons nombre de conversations superficielles avec nos routards qui se jettent aussitôt et à corps perdus dans de mirifiques whatwhateries. L'estomac dans les talons, je file acheter trois paquets de chips à l'épicerie du hameau. Un vieil homme bourru et buriné me tend les trois paquets. Je lui remets vingt bolivianos et attends ma petite monnaie, véritable gageure sur ce continent. Les billets que l'on tend, aussi petits soient-ils, sont toujours trop gros. Les boliviens n'ont jamais le change et vous prient toujours de faire l'appoint. Un jeune anglais qui m'accompagne jette tout à coup un regard fatigué par la fenêtre poussiéreuse de l'épicerie, et je l'entends hurler : " Oh, Jesus ! The train is leaving!!! ". Je constate éberlué qu'il dit vrai. J'hésite deux secondes car l'épicier est toujours dans son arrière boutique à la recherche de ma petite monnaie. Mon cerveau me dicte cependant très vite les priorités du moment. Le train a 150 mètres d'avance sur nous. D'accord ce n'est pas un TGV, mais lorsque je prends la décision, l'anglais à mes trousses, de piquer un sprint pour rattraper le wagon d'Artemus Gordon, je comprends vite qu'à 4000 mètres d'altitude ce ne sera pas chose évidente. Mes chaussures délacées deviennent un handicap majeur. L'anglais me dépasse puis me distance. J'hésite à jeter du lest, mais ces chips m'ont coûté trop cher. Pendant que je m'époumone le long de la voie ferrée, mon cerveau cogite : Si je ne réussis pas à accrocher le dernier wagon je suis coincé ici pour une semaine. Je refoule très loin les douleurs causées par l'anoxie, et courant comme un dératé, rattrape à la fois l'anglais et le cheval de fer, bondis sur le marchepied, le poing droit cramponné à la fragile main courante, le poing gauche brandissant fièrement les trois paquets de chips si durement acquis.

Je me jette, haletant comme un bœuf asthmatique, dans les bras de Martine, un instant inquiète, maintenant rassurée. Je lui demande pourquoi ce train, à l'arrêt depuis plus de quatre heures dans cette rase montagne, ne prévint-il pas de son départ par un puissant coup de trompe, histoire de rappeler au corral les brebis égarées.
Bien sûr nous n'avons pas de réponse. De même, pourquoi le train ne s'arrête-t-il pas au village-frontière bolivien. Il fait déjà nuit quand enfin il s'immobilise. Boliviens et touristes descendent du train et cherchent en vain le bureau de l'immigration. Personne n'y comprend plus rien. Le train repart. Deux heures plus tard une file ininterrompue de boliviens se dirige vers le wagon-restaurant. Nous nous y rendons par curiosité et pour dîner. L'officier de l'immigration bolivien y a en fait installé son bureau. Nous faisons tamponner nos passeports. Bienvenidos en Bolivia ! Cette fois ci, j'en suis sûr, nous entrons dans une autre Amérique du sud, bien plus indienne que latine, bien plus andine qu'européenne. Nos mesures de temps, de performance, d'organisation, de productivité, vont ici se heurter au poids des traditions, des difficultés naturelles, géographiques et économiques, au poids de l'histoire, au choc de deux mondes que tout oppose. Repliés au fond de nos duvets, pliés en quatre sur les banquettes, nous nous laissons aller à une douce langueur. La pleine lune révèle sur le salar de Chiguana des horizons aussi vastes qu'en plein jour. L'altitude s'est stabilisée à 3660 mètres. Nous posons pied à terre en Bolivie, à minuit et demi, dans cette ville étrange d'Uyuni. Uyuni est la ville de départ d'excursions en 4x4 dans la Cordillère de l'Ouest qui sépare le Chili de la Bolivie. C'est bien entendu, et surtout, le point de départ d'excursions vers le salar d'Uyuni, de fantastique réputation. Les gros Toyota Landcruiser 4x4, outre le chauffeur et la cuisinière, embarquent généralement une demi-douzaine de routards. Demasiado para nosotros . Les tarifs boliviens ne sont pas prohibitifs. Nous pouvons réserver un 4x4 pour nous seuls. Nous optons pour un périple de 4 jours dans le Sud Lipez, ce no man's land andin qui court vers la frontière chilienne. Nous préparons ce voyage toute la journée et achetons, sur le marché local, pour trois francs et six sous, des polaires supplémentaires. Nous nous méfions des grands froids annoncés. Il s'agit vraiment pour nous des premiers contacts avec la culture et le peuple indien : les melons, les dos voûtés, les douze épaisseurs de jupons aux couleurs brillantes, criardes, les sourires édentés, les peaux brûlées, les nattes infinies, les bébés ballottés sur les reins cambrés, les aiguilles à tricoter, les sacs de pommes de terre, de fèves grillées, de piments, de feuilles de coca, les gamins crasseux, leurs yeux noirs, sans espoir. La formation professionnelle est exceptionnelle en Bolivie. Dès l'âge de huit ans, les enfants sont opérationnels sur le marché du travail. Et lorsque Klaus, le Bavarois, de ses 1,88m converse avec ce bout de chou de 1,20m pour lui demander le prix de ses consommations, il est clair que la gamine maîtrise la situation et que l'Allemand flotte un peu. Le soir, après un excellent pique macho (viande, oignons, frites, saucisses, le tout mijoté en sauce) nous nous couchons sous douze épaisseurs de couvertures. Il fait ici -3 degrés la nuit, et le chauffage central est inscrit au budget du prochain millénaire. Valérie qui tenait le ranch de chevaux à San Pedro de Atacama nous avait expliqué que les Indiens ne brillaient pas naturellement par la qualité de leur accueil touristique. L'exploitation des populations indiennes par des générations de gringos, plaide en faveur de ce manque d'aménité. Ce comportement est vicieux car il se retourne contre eux. A San Pedro, ce sont désormais des mains étrangères qui tiennent les rênes économiques. Les Indiens se sont laissés déborder. Ici à Uyuni, les Indiens gèrent eux-mêmes leurs agences, mais pour combien de temps encore ? Leur sens de l'accueil semble en effet tout aussi rustique, et s'il ne nous déplaît pas d'y être confronté, il est certain que ces mœurs ne peuvent survivre au rouleau compresseur occidental. Ils devront donc s'adapter ou décliner.
   
 
   
 
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