Nivellement des valeurs. Avec mon rythme
claudiquant je peux enfin la suivre, puis la dépasser. Quelle fierté
d'être à nouveau leader ! Las, au-delà du col, dans la descente réputée
glissante et pentue, la souffrance, tout à l'heure, reviendra au galop.
Il me faudra rester accroché fermement aux basques de ma femme locomotive,
qui sans relâche motive le loco que je suis. Au sommet, nous luttons
de front contre un vent de 100 km/h et plus, mais qu'importe, puisqu'à
cet instant nous accédons à la vue la plus exceptionnelle du parcours.
Nous dominons le glacier Grey de plusieurs centaines de mètres. Le
Grey est un très large glacier qui descend non sans élégance de l'immense
Campo Hielo Sur. La vue est unique. Les conditions non moins. Martine
avance toute biseautée pour fendre le vent glaciaire. Le
Grey, indifférent, nous harangue de sa langue bien pendue. Du fond de
ses entrailles nous remontent ses spasmes sarcastiques. Nous entamons
la descente le long de cette sinusoïde insolente. Si notre fatigue et
nos douleurs estompent dans une froide grisaille intellectuelle la splendeur
de cette longue langue glaciaire, nous reprenons courage à l'idée que
dans une heure, mas o menos , nous en aurons terminé. Avant de dévaler
cette pente, je pose l'appareil photo au sol, je me précipite dans les
bras de Martine, et le déclenchement à retardement fige dans ce cadre
divin l'image d'un couple amoureux qui a oublié de fêter la Saint-Valentin
trois jours auparavant. Allez. Dernier sourire avant l'enfer.

C'est pourtant le Puerto Eden (portes
du paradis) qui nous a ouvert les portes de cette région. Puerto Eden
le mal nommé. La descente nous révèle l'envers d'un décor promotionné
par les vendeurs de mythe. Le trek tourne au raid de survie, aux antipodes
des balades idéalisées des marchands de rêves. Le sentier n'est plus
qu'une chimère. Nous pénétrons une forêt d'espèces qui me sont inconnues,
des arbres de trois à cinq mètres au plus. Soulignons que les animateurs
manquent d'imagination dans cette colonie. Nous
voici de nouveau jouant à saute-bois-mort, tord-cheville, pète-ampoule
et crispe-mollet, à érafler-mains, explose-panard et use-moral. Mes
orteils concassés remontent toujours leurs SOS jusqu'au cerveau, lequel
n'en pouvant plus, donne l'ordre aux glandes lacrymales d'éteindre l'incendie.
L'heure tourne. Martine saute et ressaute.

Nous ne comprenons
plus du tout les temps de parcours indiqués sur notre carte. Voilà plus
de deux heures que nous descendons cette horreur et les quelques trouées
dans la forêt nous laissent entrevoir le lac glaciaire dans le lointain,
mais encore bien loin, trop loin…. Le refuge, lui, se trouve à l'intersection
du glacier et du lac. Nous n'y sommes donc pas encore. Puis le sentier
devient fou. Il monte, hésite puis redescend, puis se contredit, remonte
puis descend encore, bégaie, balbutie sa route, traverse mille fois
l'axe de la direction que nous imaginions la plus plausible. Nous traversons
dix fois de larges sillons aux parois friables creusés par les eaux
glaciaires qui descendent jusqu'au lac. La descente de ces sillons est
dangereuse. Le vent, la fatigue et mes dix huit kilos sur le dos déséquilibrent
mon équipage. Deux heures de marche plus tard, la situation n'a guère
évolué. Check-up alarmiste : mes pauvres pieds atteignent leur température
de fusion. Je craque nerveusement. Les glandes lacrymales reviennent
à la rescousse. En Putagonie les pattes agonisent. Et de cela, les guides
ne parlent point. Combien de jours seront nécessaires pour les rétablir
? Cela fait plus de huit heures que dans mes chaussures de nouveau-né,
soutenu par Martine, nous marchons dans des bourbiers, des montées raides
et brutales, une descente longue et dangereuse, dans le froid et le
vent. Deux heures plus tard, nous y sommes encore. Ce n'est qu'après
onze heures de marche que tout cet enfer prend fin. L'eau chaude promise
au refuge est inexistante, les places du campement sont toutes occupées,
les lits du dortoir déjà complets. Aux derniers les os. Amenez-nous
une bière au moins. Il n'y en a plus non plus. Un pistolet alors, ou
une arbalète, ou des boulets rouges, oui c'est cela… des boulets rouges.
En quelques secondes tout va finalement s'arranger. Martine déniche
un grand verre de whisky que l'on partage, et le gérant attendri par
cette débauche alcoolique nous libère tout à trac deux places dans un
dortoir. Hmmm... Smack, smack ! ! Martine, " ma-madame-sécurité-à-moi
", n'en reste pas là. Elle mène son enquête pour comprendre par quelle
magie une étape tranquille donnée pour environ six heures, se transforme
en onze tours d'horloges pénibles. Encore fallait-il nous prévenir qu'il
s'agissait du tour des Tours…d'horloge ! En comparant notre carte avec
celle des autres trekkeurs, nous constatons que la nôtre omet un temps
intermédiaire de 4 heures. Jarnicoton, jarnidieu, cartographistes de
tout poil, évitez à l'avenir ces funestes négligences. Au dîner, nous
rêvons de concert d'un retour vers Puerto Natales pour le lendemain
soir. Pour cela il nous faudra marcher jusqu'au refuge de Pehoe, à trois
heures de là, prendre un bateau qui assure trois fois par jour la traversée
du lac, et trouver un bus qui assure la liaison avec la ville. Ce soir,
nous avons encore un peu les pieds dans la gadoue, mais la tête, elle,
se sent plus légère.
Suite du Trek 
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