Changer de pays

Torres Del Paine, 4ème jour, 17 février.

Ce matin, nous décidons de pousser jusqu'au refuge Grey. Sur notre carte, cela correspond à une étape de 5h30. Compte tenu de mes difficultés nous escomptons une rallonge d'une heure. Les premières heures de marche sont spongieuses.

Nous marchons dans un véritable bourbier, parfois jusqu'aux genoux. Les pluies incessantes de la nuit n'ont pas arrangé la situation. Schplouaff, schplouaff. Bain de boue thérapeutique. Puis nous attaquons l'ascension du Paso John Garner, un col peu élevé (1241m) mais raide et brutal. Martine est moins à son aise sur ce type de terrain. Elle, la savoyarde ! !

Nivellement des valeurs. Avec mon rythme claudiquant je peux enfin la suivre, puis la dépasser. Quelle fierté d'être à nouveau leader ! Las, au-delà du col, dans la descente réputée glissante et pentue, la souffrance, tout à l'heure, reviendra au galop. Il me faudra rester accroché fermement aux basques de ma femme locomotive, qui sans relâche motive le loco que je suis. Au sommet, nous luttons de front contre un vent de 100 km/h et plus, mais qu'importe, puisqu'à cet instant nous accédons à la vue la plus exceptionnelle du parcours. Nous dominons le glacier Grey de plusieurs centaines de mètres. Le Grey est un très large glacier qui descend non sans élégance de l'immense Campo Hielo Sur. La vue est unique. Les conditions non moins. Martine avance toute biseautée pour fendre le vent glaciaire. Le Grey, indifférent, nous harangue de sa langue bien pendue. Du fond de ses entrailles nous remontent ses spasmes sarcastiques. Nous entamons la descente le long de cette sinusoïde insolente. Si notre fatigue et nos douleurs estompent dans une froide grisaille intellectuelle la splendeur de cette longue langue glaciaire, nous reprenons courage à l'idée que dans une heure, mas o menos , nous en aurons terminé. Avant de dévaler cette pente, je pose l'appareil photo au sol, je me précipite dans les bras de Martine, et le déclenchement à retardement fige dans ce cadre divin l'image d'un couple amoureux qui a oublié de fêter la Saint-Valentin trois jours auparavant. Allez. Dernier sourire avant l'enfer.

C'est pourtant le Puerto Eden (portes du paradis) qui nous a ouvert les portes de cette région. Puerto Eden le mal nommé. La descente nous révèle l'envers d'un décor promotionné par les vendeurs de mythe. Le trek tourne au raid de survie, aux antipodes des balades idéalisées des marchands de rêves. Le sentier n'est plus qu'une chimère. Nous pénétrons une forêt d'espèces qui me sont inconnues, des arbres de trois à cinq mètres au plus. Soulignons que les animateurs manquent d'imagination dans cette colonie. Nous voici de nouveau jouant à saute-bois-mort, tord-cheville, pète-ampoule et crispe-mollet, à érafler-mains, explose-panard et use-moral. Mes orteils concassés remontent toujours leurs SOS jusqu'au cerveau, lequel n'en pouvant plus, donne l'ordre aux glandes lacrymales d'éteindre l'incendie. L'heure tourne. Martine saute et ressaute.

Nous ne comprenons plus du tout les temps de parcours indiqués sur notre carte. Voilà plus de deux heures que nous descendons cette horreur et les quelques trouées dans la forêt nous laissent entrevoir le lac glaciaire dans le lointain, mais encore bien loin, trop loin…. Le refuge, lui, se trouve à l'intersection du glacier et du lac. Nous n'y sommes donc pas encore. Puis le sentier devient fou. Il monte, hésite puis redescend, puis se contredit, remonte puis descend encore, bégaie, balbutie sa route, traverse mille fois l'axe de la direction que nous imaginions la plus plausible. Nous traversons dix fois de larges sillons aux parois friables creusés par les eaux glaciaires qui descendent jusqu'au lac. La descente de ces sillons est dangereuse. Le vent, la fatigue et mes dix huit kilos sur le dos déséquilibrent mon équipage. Deux heures de marche plus tard, la situation n'a guère évolué. Check-up alarmiste : mes pauvres pieds atteignent leur température de fusion. Je craque nerveusement. Les glandes lacrymales reviennent à la rescousse. En Putagonie les pattes agonisent. Et de cela, les guides ne parlent point. Combien de jours seront nécessaires pour les rétablir ? Cela fait plus de huit heures que dans mes chaussures de nouveau-né, soutenu par Martine, nous marchons dans des bourbiers, des montées raides et brutales, une descente longue et dangereuse, dans le froid et le vent. Deux heures plus tard, nous y sommes encore. Ce n'est qu'après onze heures de marche que tout cet enfer prend fin. L'eau chaude promise au refuge est inexistante, les places du campement sont toutes occupées, les lits du dortoir déjà complets. Aux derniers les os. Amenez-nous une bière au moins. Il n'y en a plus non plus. Un pistolet alors, ou une arbalète, ou des boulets rouges, oui c'est cela… des boulets rouges. En quelques secondes tout va finalement s'arranger. Martine déniche un grand verre de whisky que l'on partage, et le gérant attendri par cette débauche alcoolique nous libère tout à trac deux places dans un dortoir. Hmmm... Smack, smack ! ! Martine, " ma-madame-sécurité-à-moi ", n'en reste pas là. Elle mène son enquête pour comprendre par quelle magie une étape tranquille donnée pour environ six heures, se transforme en onze tours d'horloges pénibles. Encore fallait-il nous prévenir qu'il s'agissait du tour des Tours…d'horloge ! En comparant notre carte avec celle des autres trekkeurs, nous constatons que la nôtre omet un temps intermédiaire de 4 heures. Jarnicoton, jarnidieu, cartographistes de tout poil, évitez à l'avenir ces funestes négligences. Au dîner, nous rêvons de concert d'un retour vers Puerto Natales pour le lendemain soir. Pour cela il nous faudra marcher jusqu'au refuge de Pehoe, à trois heures de là, prendre un bateau qui assure trois fois par jour la traversée du lac, et trouver un bus qui assure la liaison avec la ville. Ce soir, nous avons encore un peu les pieds dans la gadoue, mais la tête, elle, se sent plus légère.

Suite du Trek

   
 
   
 
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