Changer de pays

En arrivant en Bolivie nous pensions que nos voyages en bus seraient enfin moins longs. Quand après une journée de repos à Uyuni nous reprenons la route vers Potosi, nous savons que 221 kilomètres nous séparent de notre destination finale. Une misère.

Pourtant 8 heures plus tard, nous apercevons à peine les premières bâtisses de la ville coloniale. La piste poussiéreuse n'en peut plus de gravir ces successions de cols à 4500 mètres, et les freins rougissent de faiblesse dans les descentes tortueuses.

Toute la zone est désertique et quand un brin d'herbe pousse son joli minois en dehors de la couche rocailleuse, une vingtaine de lamas, 50 moutons, 10 vaches et 3 cochons rabougris se le disputent âprement.

Potosi… Je ne peux réprimer une certaine émotion, une activité intellectuelle qui me plonge dans l'histoire. J'ai lu " Les veines ouvertes de l'Amérique Latine " d'Eduardo Galeano, et le fabuleux chapitre sur Potosi m'inonde de sentiments contrastés. Chacun, pour mieux comprendre ce dont nous sommes redevables aux mitaios se devrait de lire ces quelques pages. Les mitaios sont ces millions d'Indiens Quechua et Aymara, enrôlés de force par la Couronne d'Espagne pour exploiter la fabuleuse richesse du Cerro Rico, la montagne riche, qui surplombe Potosi.

Ce cône pyramidal contenait les trésors pharaoniques qui devaient enrichir l'Europe. La mita, le travail obligatoire, avait été instauré par les conquérants incas avant l'arrivée des espagnols.Les Espagnols qui étaient bons élèves en repoussèrent la durée légale de 1 à 7 journées par semaine !

Huit millions d'indiens nourris au jus catalysé de feuilles de coca y périrent. Potosi profita également du commerce triangulaire pour importer quelques bêtes de somme d'Afrique de l'Ouest. Après quelques essais désastreux pour cette nouvelle gent esclave, les Espagnols comprirent que le climat, l'altitude des mines, leur convenaient moins qu'aux indiens génétiquement acclimatés. Les mules argentines qui étaient employées à la Casa de la Moneda, la maison de la monnaie, présentaient les mêmes symptômes d'inaptitude que les noirs. Elles mourraient après 6 mois d'un labeur qui consistait à faire tourner les énormes rouages en bois espagnol venus de la province de Calice. Les lingots d'argent laminés par les forces de ce cercle vicieux servaient à frapper une monnaie à l'effigie du roi d'Espagne et des Indes. Les mules incapables furent remplacées à raison d'une mule pour 5 noirs. Aujourd'hui encore, dans la province bolivienne des Yungas, on trouve un peuple noir descendant direct de ces esclaves. Mais revenons dans notre époque, plus de 4 siècles après la promotion de Potosi au statut de ville impériale par Charles Quint, le moins qu'il put faire pour cette montagne qui enrichit l'Europe pendant près de trois siècles.

Martine, là, au pied du Sumaj Orcko ( " La plus belle montagne " en quechua) s'attarde devant un petit étalage, et quelques minutes plus tard, incrédule, je distingue dans le creux de ses mains un bâton de dynamite, un vrai, une longue mèche à feu et un détonateur. L'histoire de Potosi l'aurait-elle à ce point bouleversée ? Ne rêverait-elle plus désormais que de faire sauter ce berceau du capitalisme, cette sépulture effroyable du génocide indien ? Elle me tend également un sac plastique vert dans lequel je plonge la main pour en ressortir plus de 500 grammes de feuilles de coca. Martine, dis-moi, que se passe-t-il ? J'écoute religieusement ses explications et 10 minutes plus tard je possède mon propre explosif et mes 500 grammes de coca. La mine d'argent de Potosi a vécu mais aujourd'hui encore plus de 10000 indiens pénètrent chaque jour les entrailles du Cerro Rico pour en exploiter les filons de zinc ou d'étain. Leurs conditions de travail n'ont guère évoluées. Comme nous leur rendons visite il est d'usage de leur offrir quelques présents. Et nous n'hésitons pas. Nous leur offrons le prix Nobel , un bâton de dynamite gorgé de nitroglycérine productive, et un grand sachet de feuilles de coca, la panacée contre la faim, la faiblesse, la maladie. Les feuilles filtrent également, nous expliquent quelques rares rescapés, les fines poussières de silice, cancer des mineurs. La mine, abandonnée par l'état en 1985, est livrée aux forçats volontaires. Ceux-ci faute d'alternative se sont organisés en coopératives pour en exploiter les richesses résiduelles. Les galeries sont rudimentaires, à peine sécurisées pour nous, visiteurs.

Chaque mineur, dans les odeurs de salpêtre et d'explosif, perce son bout de tunnel avec la dérisoire certitude de gagner ses 500 à 1 500 francs à la fin du mois, écrasé par le cours si faible des métaux sur les marchés internationaux. Dans les galeries les mineurs prennent la pause avec une représentation du diable, El Tio, lui offrent alcool, cigarettes et feuilles de coca, et salivent les leurs, triste déjeuner végétarien. Dans l'entrée principale des galeries, un christ crucifié leur rappelle qu'au-delà de leurs souffrances, la religion catholique qui leur fut imposée par les colons leur promet la résurrection et le paradis.

Rongés de silicose, ils se raccrochent à leurs deux seuls amis, le Diable, maître des ténèbres, et le Christ, maître de leur avenir proche, faible espérance de vie oblige. Un ancien mineur nous sert de guide. Sans lui, dans ce gruyère, point de salut. Autrefois plus de 5000 entrées ingéraient cette chair indienne et plus de 10000 galeries - l'intestin du monstre - en digéraient l'énergie vitale. Les sucs digestifs avaient pour nom mercure, épuisement, silicose. L'excrément du monstre avait des odeurs Quechua et Aymara. Après deux heures trente de visite, nous comprenons que le monstre vieillissant, par ses trois cents bouches toujours ouvertes, réclame encore chaque jour sa ration de chair polyglobulée. Et si les Indiens remercient chaque jour Pachamama, la terre mère, celle-ci est bien impuissante en vérité, à leur offrir autre chose qu'un mausolée d'argent, de zinc et d'étain, après leur long et inexorable suicide. Nous sortons des entrailles du capitalisme les jambes flageolantes. Difficile de crapahuter à 4500 mètres, courbés en deux, suspendus à des cordes, perchés sur des échelles, une main toujours occupée à tenir la lampe à acétylène. Juan utilisera nos explosifs pour gagner quelques bolos supplémentaires, offrira nos cigarettes-filtres au diable El Tio, et salivera sa coca en attendant la mort. Nous, nous poursuivrons notre route, conscients un peu plus d'être bien nés. Le soir, sirotant une Caïpirinha au café Potocchi, une troupe d'Israélites, menée par un type rencontré à Uyuni, entre et nous invite à partager avec eux une petite cérémonie juive pour le début du Sabbat. Soit. Chacun des commensaux boit une gorgée de vin dans un verre commun pour remercier Dieu des fruits liquides de la terre. Puis nous partageons le pain pour remercier Dieu des fruits solides de la terre. Curieux parallèle avec le sang et le corps de notre Christ ! Un pain, couvert jusqu'à présent d'un linge blanc, est sorti par Moshe de sa corbeille, salé puis mangé, mais la symbolique de ce geste échappe à nos amis. La multiplicité de ces rites parfois abscons confère à la religion juive une image hermétique et inaccessible. Eux-mêmes s'y perdent un peu. C'est étrange à quel point je trouve cela rassurant, comme si un voile se déchirait, dévoilant une vérité plus humble. La cérémonie est maintenant terminée. Martine, encore toute vouée à ses rites païens, essaie d'allumer une cigarette à la flamme d'une bougie dressée sur la table, quand Sharon, sur ma gauche, l'en prévient aussitôt. " S'il te plait, laisse la bougie se consumer jusqu'au bout. Dans notre religion, cette bougie ne doit servir à rien d'autre qu'à éclairer ce repas de Sabbat. " Bien… C'est ainsi et ce n'est pas autrement. Nous respectons ce nouveau rite mais limitons nos initiatives en adoptant un comportement relativement neutre. Nous ne faisons qu'effleurer le sujet politique, constatant ipso facto qu'il s'agit bien là d'un sujet sensible. Moshe, Sharon et les autres, sortent tous du service militaire, trois ans pour les hommes, deux ans pour les femmes. Comme de coutume en Israël, pour se libérer la tête de cet endoctrinement de haine protectrice, ils voyagent ensuite quelques mois, ici ou en Asie, là où une économie de caporal est suffisante pour s'oublier quelques mois. Ces jeunes sont livrés à une histoire et à des traditions tellement conflictuelles, qu'apprendre à se défendre est pour eux un devoir patriotique. Nous dînons ensemble cherchant à nous comprendre. Une fois de plus, nous prenons conscience de l'incroyable chance que nous avons de vivre dans un pays en paix. Puis, une douzaine de boliviens armés d'instruments pré-coloniaux envahissent l'espace très exigu du resto et nous jouent quelques airs folkloriques ancrés dans les racines historiques de Potosi. Un Judas s'est glissé parmi la douzaine d'apôtres de cette belle musique. Habillé d'un poncho, coiffé d'un chapeau indien, ce personnage grand, européen, nous fait tellement penser à notre pote Christian, qu'à chacune de ses apparitions nous rions comme des baleines, la larme au fanon. Cette soirée boliviano-judéo-chrétienne se poursuit dans la bonne humeur. A Potosi nous avons aussi visité la Casa de la Moneda, erré dans ces rues historiques jalonnées de mystérieux bâtiments coloniaux, dégusté de grands et excellents jus de fruit, des Chateaubriand tendres et copieux, des pique macho, des asado, des picante de pollo, ...etc.

Ce soir, avant de dîner, nous avons discuté avec Roberto, petit cireur de chaussures de 9 ans, fils de mineur. Quelle surprise pour lui d'apprendre que la mer qui sépare la France de son continent est plus grande que Potosi, qu'il n'y a ni églises ni maisons dans la mer, mais des poissons, que la mer est salée, ce qui dépasse son entendement. Vous avez dit bien nés ?

   
 
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