Huit millions d'indiens nourris au jus catalysé de
feuilles de coca y périrent. Potosi profita également du commerce triangulaire
pour importer quelques bêtes de somme d'Afrique de l'Ouest. Après quelques
essais désastreux pour cette nouvelle gent esclave, les Espagnols comprirent
que le climat, l'altitude des mines, leur convenaient moins qu'aux indiens
génétiquement acclimatés. Les mules argentines qui étaient employées
à la Casa de la Moneda, la maison de la monnaie, présentaient les mêmes
symptômes d'inaptitude que les noirs. Elles mourraient après 6 mois
d'un labeur qui consistait à faire tourner les énormes rouages en bois
espagnol venus de la province de Calice. Les lingots d'argent laminés
par les forces de ce cercle vicieux servaient
à frapper une monnaie à l'effigie du roi d'Espagne et des Indes. Les
mules incapables furent remplacées à raison d'une mule pour 5 noirs.
Aujourd'hui encore, dans la province bolivienne des Yungas, on trouve
un peuple noir descendant direct de ces esclaves. Mais revenons dans
notre époque, plus de 4 siècles après la promotion de Potosi
au statut de ville impériale par Charles Quint, le moins qu'il put faire
pour cette montagne qui enrichit l'Europe pendant près de trois siècles.

Martine, là, au pied du Sumaj Orcko ( " La plus belle
montagne " en quechua) s'attarde devant un petit étalage, et quelques
minutes plus tard, incrédule, je distingue dans le creux de ses mains
un bâton de dynamite, un vrai, une longue mèche à feu et un détonateur.
L'histoire de Potosi l'aurait-elle à ce point bouleversée ? Ne rêverait-elle
plus désormais que de faire sauter ce berceau du capitalisme, cette
sépulture effroyable du génocide indien ? Elle me tend également un
sac plastique vert dans lequel je plonge la main pour en ressortir plus
de 500 grammes de feuilles de coca. Martine, dis-moi, que se passe-t-il
? J'écoute religieusement ses explications et 10 minutes plus tard je
possède mon propre explosif et mes 500 grammes de coca. La mine d'argent
de Potosi a vécu mais aujourd'hui encore plus de 10000 indiens pénètrent
chaque jour les entrailles du Cerro Rico pour en exploiter les filons
de zinc ou d'étain. Leurs conditions de travail n'ont guère évoluées.
Comme nous leur rendons visite il est d'usage de leur offrir quelques
présents. Et nous n'hésitons pas. Nous leur offrons le prix Nobel ,
un bâton de dynamite gorgé de nitroglycérine productive, et un grand
sachet de feuilles de coca, la panacée contre la faim, la faiblesse,
la maladie. Les feuilles filtrent également, nous expliquent quelques
rares rescapés, les fines poussières de silice, cancer des mineurs.
La mine, abandonnée par l'état en 1985, est livrée aux forçats volontaires.
Ceux-ci faute d'alternative se sont organisés
en coopératives pour en exploiter les richesses résiduelles. Les galeries
sont rudimentaires, à peine sécurisées pour nous, visiteurs.

Chaque mineur, dans les odeurs
de salpêtre et d'explosif, perce son bout de tunnel avec la dérisoire
certitude de gagner ses 500 à 1 500 francs à la fin du mois, écrasé
par le cours si faible des métaux sur les marchés internationaux. Dans
les galeries les mineurs prennent la pause avec une représentation du
diable, El Tio, lui offrent alcool, cigarettes et feuilles de coca,
et salivent les leurs, triste déjeuner végétarien. Dans l'entrée principale
des galeries, un christ crucifié leur rappelle qu'au-delà de leurs souffrances,
la religion catholique qui leur fut imposée par les colons leur promet
la résurrection et le paradis.

Rongés de silicose, ils se raccrochent à leurs deux
seuls amis, le Diable, maître des ténèbres, et le Christ, maître de
leur avenir proche, faible espérance de vie oblige. Un ancien mineur
nous sert de guide. Sans lui, dans ce gruyère, point de salut. Autrefois
plus de 5000 entrées ingéraient cette chair indienne et plus de 10000
galeries - l'intestin du monstre - en digéraient l'énergie vitale. Les
sucs digestifs avaient pour nom mercure, épuisement, silicose. L'excrément
du monstre avait des odeurs Quechua et Aymara. Après deux heures trente
de visite, nous comprenons que le monstre vieillissant, par ses trois
cents bouches toujours ouvertes, réclame encore chaque jour sa ration
de chair polyglobulée. Et si les Indiens remercient chaque jour Pachamama,
la terre mère, celle-ci est bien impuissante en vérité, à leur offrir
autre chose qu'un mausolée d'argent, de zinc et d'étain, après leur
long et inexorable suicide. Nous sortons des entrailles du capitalisme
les jambes flageolantes. Difficile de crapahuter à 4500 mètres, courbés
en deux, suspendus à des cordes, perchés sur des échelles, une main
toujours occupée à tenir la lampe à acétylène. Juan utilisera nos explosifs
pour gagner quelques bolos supplémentaires, offrira nos cigarettes-filtres
au diable El Tio, et salivera sa coca en attendant la mort. Nous, nous
poursuivrons notre route, conscients un peu plus d'être bien nés. Le
soir, sirotant une Caïpirinha au café Potocchi, une troupe d'Israélites,
menée par un type rencontré à Uyuni, entre et nous invite à partager
avec eux une petite cérémonie juive pour le début du Sabbat. Soit. Chacun
des commensaux boit une gorgée de vin dans un verre commun pour remercier
Dieu des fruits liquides de la terre. Puis nous partageons le pain pour
remercier Dieu des fruits solides de la terre. Curieux parallèle avec
le sang et le corps de notre Christ ! Un pain, couvert jusqu'à présent
d'un linge blanc, est sorti par Moshe de sa corbeille, salé puis mangé,
mais la symbolique de ce geste échappe à nos amis. La multiplicité de
ces rites parfois abscons confère à la religion juive une image hermétique
et inaccessible. Eux-mêmes s'y perdent un peu. C'est étrange à quel
point je trouve cela rassurant, comme si un voile se déchirait, dévoilant
une vérité plus humble. La cérémonie est maintenant terminée. Martine,
encore toute vouée à ses rites païens, essaie d'allumer une cigarette
à la flamme d'une bougie dressée sur la table, quand Sharon, sur ma
gauche, l'en prévient aussitôt. " S'il te plait, laisse la bougie se
consumer jusqu'au bout. Dans notre religion, cette bougie ne doit servir
à rien d'autre qu'à éclairer ce repas de Sabbat. " Bien… C'est ainsi
et ce n'est pas autrement. Nous respectons ce nouveau rite mais limitons
nos initiatives en adoptant un comportement relativement neutre. Nous
ne faisons qu'effleurer le sujet politique, constatant ipso facto qu'il
s'agit bien là d'un sujet sensible. Moshe, Sharon et les autres, sortent
tous du service militaire, trois ans pour les hommes, deux ans pour
les femmes. Comme de coutume en Israël, pour se libérer la tête de cet
endoctrinement de haine protectrice, ils voyagent ensuite quelques mois,
ici ou en Asie, là où une économie de caporal est suffisante pour s'oublier
quelques mois. Ces jeunes sont livrés à une histoire et à des traditions
tellement conflictuelles, qu'apprendre à se défendre est pour eux un
devoir patriotique. Nous dînons ensemble cherchant à nous comprendre.
Une fois de plus, nous prenons conscience de l'incroyable chance que
nous avons de vivre dans un pays en paix. Puis, une douzaine de boliviens
armés d'instruments pré-coloniaux envahissent l'espace très exigu du
resto et nous jouent quelques airs folkloriques ancrés dans les racines
historiques de Potosi. Un Judas s'est glissé parmi la douzaine d'apôtres
de cette belle musique. Habillé d'un poncho, coiffé d'un chapeau indien,
ce personnage grand, européen, nous fait tellement penser à notre pote
Christian, qu'à chacune de ses apparitions nous rions comme des baleines,
la larme au fanon. Cette soirée boliviano-judéo-chrétienne
se poursuit dans la bonne humeur. A Potosi nous avons aussi visité la
Casa de la Moneda, erré dans ces rues historiques jalonnées de mystérieux
bâtiments coloniaux, dégusté de grands et excellents jus de fruit, des
Chateaubriand tendres et copieux, des pique macho, des asado, des picante
de pollo, ...etc.

Ce soir, avant de dîner, nous avons discuté avec Roberto,
petit cireur de chaussures de 9 ans, fils de mineur. Quelle surprise
pour lui d'apprendre que la mer qui sépare la France de son continent
est plus grande que Potosi, qu'il n'y a ni églises ni maisons dans la
mer, mais des poissons, que la mer est salée, ce qui dépasse son entendement.
Vous avez dit bien nés ?
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