Changer de pays

Qu'il fait bon se réveiller sous une moustiquaire, à l'abri d'un bungalow amazonien, au cœur de la forêt, en apercevant par la fenêtre quelques gros pamplemousses gorgés de bon jus. L'univers sonore s'anime du cri des perroquets qui rejoignent, pour la journée, leur réfectoire.

Après le petit-déjeuner, nous partons sur le lac pêcher les pirañas. Les appâts, de la viande de bœuf, sont découpés comme pour une fondue bourguignonne.
Mais qu'elle est loin la Bourgogne ! Ici, qui mange un piraña mange un bœuf. C'est gros comme la main un piraña, mais cette poiscaille morfale ne ferait que trois bouchées d'un bife de chorizo argentin. Après une demi-heure de rame sur le lac, nous nous présentons habillés de blanc et parfumés (Deet Nº5, anti-moustique aux fragrances subtiles) pour servir les clients affamés. Pas doués ces clients ! Voilà déjà le premier qui s'accroche au pic à fondue de notre professeur. Juan, c'est son nom, ramène la ligne à lui violemment. C'est la seule technique fiable, sinon, le piraña vite repu s'enfuirait sans payer la note. Une note salée et aux fines herbes ! Tout cela est curieux quand on y songe plus sérieusement : le poisson d'ici se fait prendre en dévorant de la viande, et nous, nous savourerons ses filets. Je ne comprends plus rien à la pêche. D'ailleurs, cela se voit. Mon hameçon charnu frôle la joue du professeur, s'accroche aux cheveux de Martine, finit sa course en me poinçonnant l'omoplate droite. Martine, elle, regarde cette viande rouge avec envie, hésite à la troquer contre une chair blanche à arêtes, mais joue le jeu, et si bien, que les clients ravis se précipitent à ce festin de rois.
Un joli piraña aux écailles dorées atterrit bien vite à ses pieds au fond de la pirogue, et saute de joie, suspendu au fil de sa mort. Mettre la main sur ce carnivore est une entreprise hasardeuse qu'elle confie au professeur qui ferre un autre poisson dans la foulée. Deux-Un, puis Trois-Un et Trois-Deux sur une superbe prise qui vole dans l'air pour choir avec beaucoup d'élasticité sur le corps repu et asphyxié des victimes précédentes.Moi, toujours rien. Certes, je commence à perfectionner mon lancer, mais un piraña expérimenté, un professionnel de la fondue, sait, pour sûr, flairer les mauvaises tables et s'inviter à d'autres orgies plus spectaculaires. Six-Deux ! N'est pas professeur qui veut ! Martine, effrayée par ce génocide, ouvre une annexe originale des restos du cœur. Les pirañas pas si bêtes, se précipitent sur cette viande mal harponnée qui pendouille sous l'hameçon.

Martine rouspète mais je la soupçonne quand même d'agir ainsi délibérément. Elle et le professeur commencent à s'ennuyer. Moi, je m'obstine. Rentrer bredouille ? Une troupe de petits singes bondissent sur la canopée de la selva, là-bas, sur la rive du lac. Pendant que Martine et le professeur remontent leurs lignes pour observer ce spectacle ravissant, j'en profite pour m'occuper du seul client encore affamé après cette honteuse distribution caritative organisée par ma moitié. Et soudain le fil se tend. Je remonte ma ligne comme un fou. La pêche, je ne l'ai pas dans les gènes, c'est certain, mais à cet instant je déploie une telle énergie que le plus gros marlin des Caraïbes, je l'aurais remonté d'une seule main sur la pirogue. Ça y est, désormais je suis un pêcheur, un vrai, et ce premier poisson de ma vie, ce piraña doré, légèrement rosâtre mais d'une violence inouïe, ouvre la voie à des pêches autrement plus miraculeuses. Repos du pêcheur. A l'automne, sous les pamplemoussiers, quand tombent les fruits, il ne fait pas bon installer son transat à l'ombre de ces B-52. Le risque est de trouver à ces fruits un goût bien amer. Nous sombrons sur nos lits de béton, sous la toile hamiltonienne. Ensuite, nous visitons la petite plantation de café. Nous découvrons les plants, les grains, les fleurs, et les différents stades de sa maturation. Les plants les plus ensoleillés sont les plus rabougris, les plus ombragés les plus épanouis.

Puis les zones de séchage et de torréfaction. Tout est fait ici à une échelle artisanale, 100% écologique. Exporté en France, ce café de Santa Rosa del Tuichi est de primera qualidad. Ici, les paysans du campement sont très autonomes. Huit heures de pirogue pour aller chercher son pain, incite plus d'un fainéant à mettre la main à la pâte. Le fournil marche bien. Le vin est curieusement élaboré avec des pamplemousses. Un vin doux, apéritif que nous attendons encore de goûter. Le café, on a compris, le poisson aussi, les fruits c'est de la papaye, banane et...des pamplemousses. La volaille, elle, caquette entre les cabanes et la viande, euh, d'où vient-elle celle-là ? De la chauve-souris en boulette ou en steak, quel goût cela peut-il bien avoir ? Ce soir, deux espagnols nous ont rejoint au campement. C'est décidé, demain on s'enfonce dans la jungle pour plusieurs jours. Que ne faut-il pas faire pour échapper aux touristes. Au coucher du soleil, l'heure à laquelle les moustiques se réunissent dans les coins reculés de la jungle pour préparer leurs attaques nocturnes, nous plongeons une tête et le corps tout entier bien sûr, dans le lac aux pirañas et caïmans, le même, si si, offrant nos chairs toutes nues et savonneuses aux prédateurs aquatiques. Même ma petite sirène trouve cela agréable. Prochain bain dans cinq jours. Par 35 degrés à l'ombre et 99% d'humidité, nos corps poisseux supportent finalement bien le Deet Nº5. Bonne nuit ! Pleine de bruits étranges, de cris, de piaillements, de crr crr sur le bois, de quiii quiii quiii sous le toit, de csst csst cssst derrière l'oreiller. Ah, la selva !

   
 
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