Un papillon aux ailes jaune-primaire
batifole dans la zone de combat. Il peut constater que l'agresseur bleu-fluo
est arrivé à ses fins. Le vaincu s'est réfugié sous la voûte protectrice
d'une feuille de bananier. Deux petites hirondelles aux reflets émeraude
me regardent écrire ces lignes. Que tout cela est paisible. Face à nous,
les vallées, les montagnes, quelque chose des Alpes et de la Suisse.
A gauche, l'Afrique ou le Brésil. A droite, en contrebas, le village
de Coroico, sa population indienne. En dehors du cadre, le chapeau des
Andes enneigées. Et sur les flancs végétaux de ces bouleversements montagneux,
un serpent aux écailles poussiéreuses trace son sillon vers ce col lointain
à 4800 mètres d'altitude. Sur cette route, cette piste, cette voie,
cette...je ne sais quoi, nous avons failli périr voilà quelques heures.
Quel calme maintenant ! Ou peut-être, comme le soulignait Martine, eussions
nous préféré mourir. Si mon propre effroi n'atteignît jamais ce paroxysme
de désordre psychologique, il est certain qu'un combat entre rationalité
et irrationalité occupa à plein mes neurones pendant les quatre heures
de route qui furent nécessaires pour relier La Paz au village de Coroico
distant de 92 km . Coroico se situe sur la route qui relie La Paz à
Rurrenabaque, les Andes à l'Amazonie. Une heure après le départ nous
franchissons un col à 4800m sur un beau ruban d'asphalte. Jamais la
route n'a été aussi belle en Bolivie. Pourquoi ai-je insisté pour être
assis sur la gauche dans ce bus ? Soif de sensations fortes ? J'allais
être servi. L'asphalte s'évapore tout à coup au détour d'un virage,
et le flanc des montagnes, pris de folie, s'incline à la verticale.
Le gouffre vertical plonge alors sur plusieurs centaines de mètres.
Je ne perçois rien de la pente, sinon le faîte de la jungle qui suce
les parois. La piste est humide, bien moins large que le bus. Des éboulements
de terrain la grignotent de plus en plus, l'amaigrissent. Le bus avance
sur cette poutre comme une gymnaste maladroite d'une quelconque fête
de patronage, tanguant à gauche puis à droite sur des amortisseurs défaillants,
les pneus latéraux gauche pour moitié au-dessus du néant et d'une mort
certaine, pour l'autre sur une piste fragilisée par l'humide atmosphère.
Je me mets aussitôt à songer à Newton, à l'histoire de cette pomme,
à la gravité universelle, à notre culbute finale dans le gouffre amer
de l'oubli. La gymnaste débutante poursuit son évolution sur la poutre
glissante, encore plus effritée, accidentée, rongée par les mites, mille
mètres au-dessus de Pachamama, la terre mère. On ne doute guère de son
funeste destin. Martine, douée, mais c'est inné, pour ce type d'analyse
prospective, commence à mourir lentement, abandonnée aux préliminaires
macabres. Son regard fuit le vide, la tête dodeline, pensive, les lèvres
remuent et prononcent je ne sais quelle prière extirpée de ses souvenirs
fossilisés de jeune communiante. Cet effroi authentique
bien supérieur à sa transcription littéraire dure plus de deux heures.
Je n'en mène pas large non plus. Bien souvent mes mains se tendent,
s'agrippent, mon corps s'incline vers l'intérieur du bus, mon regard
ne peut soutenir l'insondable abysse qui nous aspire. Mais tout a une
fin. Sage et inquiétante loi universelle.

Le cri d'un perroquet me rappelle que nous sommes sauvés.
La musique de Bach qui s'échappe de l'hôtel se désagrège note par note
dans la nature puissante. Trois jours de cure ici à 1500m d'altitude.
Nous n'avions pas été si proches du centre de notre terre depuis la
mi-avril à Salta. L'utilité de ce repos curatif est exacerbé par le
programme à venir, aux couleurs peu tranquillisantes de l'Amazonie.
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