Changer de pays

Deuxième jour du trek.

8h50... un cri dans la jungle : Vamoooos !!! Oscar bondit, tel le jaguar, Juan s'occupe de la grosse théière, Martine en est encore à se demander quelle tête elle peut bien avoir, et moi je suis déjà trempé jusqu'aux cuisses car le jaguar s'est jeté dans le rio qui ondule son ruban d'eau trouble au milieu de la selva.

Nous traversons donc celui-ci, débouchons sur une rive de sable et de galets, mais l'ondulation du rio nous contraint tout de suite à le traverser à nouveau. Sur les rives mollassonnes, l'empreinte du gros gibier témoigne de son fréquent passage au comptoir tropical. Des traces fraîches de puma et de cabiai nous dévoilent les secrets obscurs du monde intérieur de la jungle. Toute la journée nous remontons ce rio, le traversons douze à vingt fois par heure. Les fonds et les rives couverts de gros galets inclinent nos pointes vers l'avant, nos talons vers l'arrière, et nous basculent avec nos chargements dans le sens du courant que nous remontons. Tout cela ressemble fort aux exercices de proprioception chez le kiné, mais ici, la séance dure huit heures, avec douze ou quinze kilos sur le dos. Parlons plutôt de sado-kinésie.

Le sac à dos de Martine (un Raid Gauloise de l'expédition de 1995 en Argentine) me donne à penser que ce trek commence à en prendre l'odeur, la couleur et... la douleur. Nos plantes des pieds sont chauffées à blanc.

Soudain, au détour d'une énième anse, face à nous, une maman cabiai et ses trois mouflets. Mais notre progression dans l'eau n'est guère silencieuse. Ils battent aussitôt en retraite dans l'épaisseur végétale. Puis dans les étages supérieurs de cet océan chlorophyllien, nous apercevons quelques-uns de nos ancêtres darwiniens, bien plus agiles dans leurs branches, aidés de leurs queues préhensiles, que nous dans l'eau, cheminant cahin-caha sur nos appuis précaires. Oscar et Juan, très complices, nous promettent que nous sommes maintenant tout près du chemin par lequel nous quitterons le rio pour rejoindre le village de San Jose, objectif final du trek. Mais à l'heure de l'almuerzo, toujours point de camino. Quand vers 16h30 nous jetons nos sacs à terre après avoir traversé plus de 80 fois ce p.…. de rio, nous comprenons que la route du lendemain sera longue. Nous montons le campement.

Nous sommes assoiffés car nous avons crapahuté toute cette sainte journée sous un soleil assassin. Malheureusement, Oscar et Juan qui devaient nous porter deux ou trois bouteilles d'eau minérale nous annoncent une fâcheuse nouvelle. Les récipients d'eau sont restés au campement de Santa Rosa. Comme nous avons déjà épuisé nos cinq litres de réserve, nous sommes contraints de partager leurs douceâtres libations. Ce soir, l'eau du rio charrie une tourbe dense et indigeste. Oscar et Juan creusent un trou à quelques mètres de l'arroyo. L'eau remonte ensuite de la terre pour combler ce vide et se filtre naturellement. Elle n'en conserve pas moins un affreux goût dont nous nous accommodons fort difficilement. Le mélange d'intenses sudations et de Deet 50% imprègne notre linge d'un redoutable patchwork d'odeurs. Ces effluves rustiques freinent nos tempéraments d'ordinaire plus romantiques. Or, je rappelle aux lecteurs distraits, qu'il s'agit d'un voyage de noces. Il nous faut donc trouver une solution. Nous plongeons dans le rio terreux pour dégraisser nos épidermes avec quelques poignées de sable.

Nous nous sentons sauvages, primitifs. Je peaufine ma thalasso par un shampooing énergique qui laisse quelques traces de mousse sur le rivage. Nous voilà presque propres, et l'univers nous apparaît merveilleux.

Les lieux baignent désormais dans une lumière de crépuscule, sous laquelle notre feu de bois, nos bougies et une lune pleine dégagent une harmonie étrange. Eloignés des hommes et de tout, nous sommes atteints par la seule grâce de la forêt, du ruisseau, des oiseaux et des animaux, autant de musiciens dont les notes s'alignent avec poésie sur la portée commune de cette sauvage symphonie en rêve majeur. Après le repas, Juan nous appelle, fort excité. Un cabiai, à la faveur de l'obscurité, s'est approché sans le voir de notre campement. Puis un coup de torche sur la gauche nous révèle la pupille rougeoyante d'un crocodile qui glisse à la surface, à vingt brasses de notre lieu de baignade, deux heures plus tôt. Nous nous couchons éreintés. Vers 22 heures, soudainement, la pluie se met à dégouliner du plafond orageux. Le rio s'agite. Oscar et Juan, sous leur bâche, surveillent la montée des eaux jusqu'à deux heures du matin. Cinq centimètres de plus et il nous eût fallu pénétrer dans la jungle pour sauver nos fesses.

 

   
 
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