Changer de pays

Troisième jour du trek.

A l'aube, la marée d'eau douce reflue lentement vers une amplitude plus humble, moins menaçante. Il n'en reste pas moins que les galets sont chahutés par un courant plus puissant, les bancs de sable moins nombreux, les eaux plus profondes.

Oscar démarre dans une gerbe d'écume, plus rapide que les martins-pêcheurs de la selva. Ma Martine-pêcheuse, de pirañas, et pécheresse, qui ne l'est pas, lui emboîte le pas, les fesses au ras de l'eau. Il faut lutter contre le courant, les galets, la fatigue de la veille, la déshydratation, et contre cette arlésienne chantée par Juan : "Si, si, muy cerca el camino ! ". Mais toujours pas de chemin. Trois heures que nous pataugeons, traversant le rio plus de trente fois par heure. Un magnifique couple de papagayos, ocre et vert, nous survole puis encercle Martine, poussant leurs grands cris et enchaînant leurs circonvolutions au-dessus de l'agonisante marcheuse, prêt à la sortir de ce piège aqueux si par malheur elle venait à trébucher.

Et soudain : "Aqui el camino ! ". Une dernière photo de nous, le sourire crispé, les traits étirés, rêvant d'une terre aride et ridée, prise par Oscar devant le rio de la douleur.

Le voilà donc le camino. Il s'agit effectivement d'un chemin, large comme un bolivien, glissant comme la peau cuivrée d'un piraña, et long, si long. Sur la terre ferme, Oscar et Juan, marathoniens de l'Amazone, galopent comme des pur-sang. Il ne me vient pas de souvenirs de marche aussi rapide. Impossible de lever la tête pour observer la vie qui nous entoure. Nous marchons ainsi pendant plus de cinq heures. Je suis au bord de l'épuisement, le moral un peu atteint par cette marche militaire, par ce raid contre la montre. Martine résiste bien. Nous avons allégé son sac, et ce meilleur équilibre charge-force lui permet de suivre ce rythme fou. Mais quand même, elle m'épate ! Personne ne craque. L'atmosphère est chargée de fier stoïcisme. Nous atteignons San Jose à la nuit, village autarcique dans cette mer si difficilement franchissable. Les voisins les plus proches sont à cinq heures de bateau à moteur, dans le sens du courant, en descendant les eaux du rio Tuichi. Ici, on ne vend rien, on n'achète rien ou presque. Chacun construit sa maison traditionnelle, son four, cultive ses légumes, son maïs, élève ses poules, chasse le cabiai, le singe et tous les animaux comestibles de la selva. Cette chasse là, vitale, est légale. Elle n'est en aucun cas destinée à un quelconque profit mercantile. Devant chaque maison poussent des arbres fruitiers, pamplemoussiers, orangers ou papayers.

Nous sommes bien accueillis dans l'une des 56 familles du village et le jus de pamplemousse à profusion nous fait un bien fou. Cette maison est la seule du village à posséder un réfrigérateur à gaz. La femme qui nous accueille nous sert deux délicieuses bières fraîches. Inattendu. Oscar et Juan, nos deux anges gardiens multiplient les aller-retour dans le village et nous trouvent un paquet de cigarettes. Pour 2,50 francs ils nous ramènent des Casino. Les muscles refroidissent et se contractent. Nous ne pouvons plus marcher. Peu importe, ce soir nous dormons dans un lit, ou plutôt sur une planche. Ce trek finalement très sportif est terminé. Jouissons-en. Dans mes rêves de la nuit, dans ces mondes oniriques où aucune loi physique ne limite l'imagination, je voudrais marcher sur les eaux et voler d'arbre en arbre pour oublier un peu les fatigues de cette traversée de presque 100 kilomètres.

   
 
   
 
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