A Potosi, Sucre, Cochabamba plus tard, nous constatons
l'extrême ferveur des boliviens pour cette musique percutante et cuivrée.
Les fanfarons défilent costumés, souvent suivis par une dizaine d'aficionados,
au plus. Ces petits défilés privés égaient la ville. Les écoles de musique
foisonnent et propagent leur cacophonie dans les rues étroites du centre
ville qui grouillent de collégiens et d'universitaires. La
ville est très plaisante, jeune et culturellement passionnante, située
au cœur de sociétés indiennes qui maintiennent vivantes leurs traditions.
Les Jalqá et les Tarabuco créent aujourd'hui des tissus artistiquement
très développés et d'une finesse technique incroyable. Martine, subjuguée,
me convainc d'acheter l'un de ces tissages par le biais d'une association
de recherche anthropologique. L'Axsu Tarabuco dont nous faisons l'acquisition
est une jolie déco murale. Pour les femmes Tarabuco, c'est un élément
du costume traditionnel. Et l'on sent très fortement en Bolivie que
ces civilisations traditionnelles sont préservées, encore innocentes
dans leur archaïque authenticité. Les costumes, la musique, une certaine
forme d'artisanat, ne participent pas du folklore touristique, mais
d'une très forte identité culturelle. Ne soyons pas aveugles tout de
même. La modernité envahit tout. Les Nissan Patrol, Jeep Cherokee, Toyota
Land Cruiser, Mitsu et autres Susuki, défilent au ralenti derrière les
fanfarons. La ville est moderne. La pauvreté commune à toutes les sociétés
indiennes n'est pas très apparente. Sucre, capitale officielle de la
Bolivie, est bien différente de La Paz, capitale de fait, et bien plus
mélangée, plus indienne, plus andine. Pour 14.90
bolivianos , je me refais une coupe locale. Si au Chili je passais pour
un Chilien, ici mon allure gringo s'affiche avec davantage de contraste.
La poste restante me donne des nouvelles de la famille. Je me sens subitement
transporté vers mes petits horizons franchouillards, et cela fait un
bien fou. Ne pensez pas que le blues s'installe dans nos cœurs de voyageurs
déracinés.

Non, ce n'est pas tout à fait cela. C'est l'hypo-activité
administrée par la seringue contaminée d'une glande citadine qui tout
simplement nous lasse. Potosi-Sucre-Cochabamba-La Paz. C'est une rupture
d'oxygène, un chapelet de villes certes différentes mais aux vapeurs
enivrantes, étouffantes. Peut être est-ce à Cochabamba que nous ressentons
tout à coup que les vigognes, les lagunes, les plages, la pampa, le
vent, les pluies tropicales, l'air vif, tout cela n'est plus. L'univers
de l'homme, ses créations, nous étourdit. Et côtoyer toute cette dynamique
créative sans y participer d'aucune manière n'offre que peu d'intérêt.
C'est dans cet état d'esprit que nous débarquons à Cochabamba. Comble
de malchance, nous sommes samedi, jour béni des fantômes de cette vallée
fertile, car les rideaux de fer, dès le vendredi soir, tombent d'épuisement
et ne se réveillent qu'avec le soleil de lunes . Ville morte. Nous décrétons
l'état de siège. Siège des restos, des bars, des cybers-cafés, seuls
lieux de vie. Quelques marchés indiens montrent un semblant d'activité,
mais les femmes semblent écrasées par les petits melons dressés sur
leurs tresses brunes. Que faire ? Martine s'ennuie. Elle ne vomit plus.
Les baños de Sucre gardent un souvenir amer de sa visite. Assis sur
un banc de la place désertée de Cochabamba je m'ennuie aussi. Du moins
puis-je occuper mes mains à gratter la trentaine de pustules rosées
qui me sont apparues sur le corps la veille. Ça détend. Le concept d'asepsie
n'est ici qu'une théorie universitaire. Nos légions d'anticorps sont
attaquées de toute part, débordées par les amibes altiplaniques. Pourtant,
contrairement au sentiment nationaliste des Chiliens et Argentins, la
Bolivie ne ressemble pas à la description de " trou du cul du continent
" qu'ils nous en faisaient. Dans les villes, il se dégage une atmosphère
plutôt plaisante où la vie intellectuelle paraît bien installée. On
sent dans le regard de ces boliviens une grande fierté citoyenne, de
la volonté, une personnalité originale, préservée des modèles américains
et européens. La perte de son accès à la mer vers 1875 ( suite à la
guerre du Pacifique contre le Chili ) a protégé la Bolivie des flux
de l'immigration européenne à la fin du 19ème siècle et au début du
20ème. Ce moindre métissage a favorisé la renaissance et la conservation
des traditions. Elles sont aujourd'hui enseignées et très bien mises
en valeur. Ici, l'espagnol n'a pas éradiqué les langages pré-coloniaux.
Nos interlocuteurs, dès qu'il s'agit de comploter et d'affiner leurs
cachotteries et autres arnaques-touristes, conversent entre eux dans
leur langue maternelle, le Quechua ou l'Aymara. Ils sont naturellement
bilingues.
Toujours pas le moindre nuage au-dessus de la tête.
Nous prenons la route de la Paz. Comme sur la route Potosi-Sucre puis
Sucre-Cochabamba, les paysages sont superbes. On y perçoit la vie de
la petite paysannerie indienne, une vie moyenâgeuse perchée sur des
versants abrupts à l'écart des pistes. Les lopins de culture sont inclinés
à 60 degrés. Les Incas n'ont pas terrassé ces flancs-là.
Nous traversons des villages dans lesquels hommes et femmes arborent
leurs costumes traditionnels, des chapeaux extraordinaires, et des couleurs
roses, pourpres et bleues, typiquement andines, comme si le temps s'était
ici immobilisé. Ils ne semblent nullement troublés par les symboles
de la vie moderne, ces monstres d'acier qui traversent leur espace-temps
à 100 km/h et effraient leurs ânes. La Bolivie est un pays étrange,
humainement étrange. Difficile de prédire l'avenir pour ces populations
indiennes marginalisées dans leur grande pauvreté.

La Paz, La Paz... Trois jours d'arrêt. La ville s'étage
entre 3000 et 4000 mètres. Les maisons de brique rouge, carrées, sans
toit, s'accrochent à la pente. Les Indiens, la population pauvre, sont
repoussés vers El Alto, le haut plateau qui précède l'arrivée sur La
Paz. Tout en bas, le quartier d'affaires et le quartier riche. Derrière
la ville, les premiers sommets enneigés de la Cordillère Royale. " Royale
" n'est pas un vain mot. Cette chaîne qui remonte de La Paz vers le
nord sur 300 km, possède plus de 600 sommets au-delà de 5 000 m, 6 au-delà
de 6 000 m, et cela ne représente qu'une partie des Andes boliviennes.
Notre première préoccupation : renouveler notre stock de livres. Les
caves de l'Alliance Française recèlent un foutoir d'ouvrages en tout
genre dans lequel nous plongeons avec la soif de découverte d'un moine
savant. Nous échangeons nos livres - ces choses de papier qu'en temps
ordinaires je m'efforcerais de conserver près de moi, et toute ma vie,
sur une bibliothèque poussiéreuse - contre un nouvel échantillonnage
de littérature internationale, majoritairement contemporaine.
Les étrangers :
" Paradiso " de José Lezama Lima ( cubain )
" La maison verte " de Mario Vargas Llosa ( péruvien
)
" Alejandra " de Ernesto Sabato ( argentin )
"Les deux morts de Quinquin-La-Flotte " Jorge Amado(br)
" Un été indien " de Truman Capote ( anglais )
" La dernière énigme " d'Agatha Christie ( anglais)
Puis les français : " Un roi sans divertissement " de
Jean Giono
" Les poneys sauvage " de Michel Déon "
Le monde à peu près " de Jean Rouaud
" Candide / Zadig " de Voltaire "
La condition humaine " d'André Malraux
" Le chercheur d'or " de J.M. Le Cléziot
" La lézarde " d'Edouard Glissant
( martiniquais)
" La danse avec le Diable " de Pierre Salva.
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Troisième préoccupation: préparer notre voyage
vers l'Amazonie bolivienne. Nous contactons une agence tenue par un Alsacien
qui a acheté voilà 25 ans un terrain en Amazonie. Nous mettons au point
avec lui une expédition qui nous promet quelques belles pages de vie.
Cette expédition démarrera de Rurrenabaque, aux portes de la forêt amazonienne.
En pirogue, nous descendrons le Rio Tuichi pendant une journée pour rejoindre
le campement dans lequel il exploite une plantation de café. Le surlendemain,
début d'un trek de trois jours dans la forêt pour rejoindre le village
de San José, village isolé dans la dense selva. Un lieu de vie authentique,
pas l'un de ces villages " d'indigènes " pour touristes voyeurs. Les habitants
n'y vivent pas à moitié nus, peinturlurés de couleurs guerrières. Vieux
jeans déchiquetés et une paire de Nike décolorée constituent la garde-robe
de ces gens-là. Ils n'ont rien à vendre, mais tout à nous apprendre car
tout simplement, ils vivent autrement. Puis retour par le fleuve, portés
par le courant sur un radeau de balsa. ( si le temps le permet). Nous
convenons d'un prix raisonnable, d'autant plus qu'il s'agit là d'une expédition
particulière, mijotée pour notre seul et égoïste plaisir. Pendant que
je règle cette formalité économique, Martine s'inquiète discrètement des
mesures qu'il nous faut prendre contre les insectes et les différentes
espèces de moustiques qui sévissent en jungle. Ce qu'elle entend, c'est
manifeste, ne la rassure pas. Elle se sent subitement prise au piège.
" Non, mais tu as entendu ce qu'il raconte ? Je ne sais pas pourquoi j'ai
finalement accepté de m'engager dans cette galère. Je crois que je me
suis fait avoir. Dès ce soir je m'avale de la Vitamine B à grandes doses
. Pourquoi tu rigoles ? Tout cela n'a pas l'air de t'inquiéter. Tu es
sûr que tu ne veux pas acheter une autre moustiquaire ? Avec, on pourrait
faire comme deux grands masques d'apiculteurs pour se protéger la tête.
Non ? Pourquoi fais-tu cette tête ? Oh, tu fais ce que tu veux, tu m'agaces,
mais moi, c'est sûr, je ne mettrais pas les pieds dans cette jungle sans
me protéger à fond. Ben quoi... A chacun ses angoisses. J'espère seulement
que nous pourrons trouver un anti-moustique réellement efficace. Il ne
nous reste que deux flacons, et ça m'étonnerait qu'ils aient du Deet 50%.
En dessous ça ne vaut rien. Et tiens, toi, il ne faut pas que tu oublies
d'acheter des gants et des chaussettes longues. Tu vas te faire dévorer
sinon. " ...etc, etc… et pourquoi pas deux camions-citernes de Baigon
jaune et un hélicoptère Mondial-Assistance pour
un épandage d'urgence ? Peu à peu, Martine s'apaise et nous convenons
d'une stratégie plus douce. Il nous reste cependant un autre problème
à régler. En forêt, après une journée de marche, nous serons trempés de
la tête aux pieds. Une paire de chaussures, un pantalon et quelques tee-shirt
supplémentaires sont nécessaires. Pour quelques bolivianos nous trouvons
notre bonheur dans une rue commerçante. Devant l'église San Francisco,
Martine se remet doucement de ces émotions imprévues. |