Changer de pays

" Allons enfants de la patrie, le jour de gloire est arrivé... ". Je ne peux pas entonner plus avant notre hymne guerrier car Martine me freine toujours dans mes vocalises patriotiques.
Sur la place 25 de Mayo à Sucre, la fanfare poursuit donc seule. Cette musique de Rouget de Lisle résonne de manière anachronique entre les murs de la ville blanche.

A Potosi, Sucre, Cochabamba plus tard, nous constatons l'extrême ferveur des boliviens pour cette musique percutante et cuivrée. Les fanfarons défilent costumés, souvent suivis par une dizaine d'aficionados, au plus. Ces petits défilés privés égaient la ville. Les écoles de musique foisonnent et propagent leur cacophonie dans les rues étroites du centre ville qui grouillent de collégiens et d'universitaires. La ville est très plaisante, jeune et culturellement passionnante, située au cœur de sociétés indiennes qui maintiennent vivantes leurs traditions. Les Jalqá et les Tarabuco créent aujourd'hui des tissus artistiquement très développés et d'une finesse technique incroyable. Martine, subjuguée, me convainc d'acheter l'un de ces tissages par le biais d'une association de recherche anthropologique. L'Axsu Tarabuco dont nous faisons l'acquisition est une jolie déco murale. Pour les femmes Tarabuco, c'est un élément du costume traditionnel. Et l'on sent très fortement en Bolivie que ces civilisations traditionnelles sont préservées, encore innocentes dans leur archaïque authenticité. Les costumes, la musique, une certaine forme d'artisanat, ne participent pas du folklore touristique, mais d'une très forte identité culturelle. Ne soyons pas aveugles tout de même. La modernité envahit tout. Les Nissan Patrol, Jeep Cherokee, Toyota Land Cruiser, Mitsu et autres Susuki, défilent au ralenti derrière les fanfarons. La ville est moderne. La pauvreté commune à toutes les sociétés indiennes n'est pas très apparente. Sucre, capitale officielle de la Bolivie, est bien différente de La Paz, capitale de fait, et bien plus mélangée, plus indienne, plus andine. Pour 14.90 bolivianos , je me refais une coupe locale. Si au Chili je passais pour un Chilien, ici mon allure gringo s'affiche avec davantage de contraste. La poste restante me donne des nouvelles de la famille. Je me sens subitement transporté vers mes petits horizons franchouillards, et cela fait un bien fou. Ne pensez pas que le blues s'installe dans nos cœurs de voyageurs déracinés.

Non, ce n'est pas tout à fait cela. C'est l'hypo-activité administrée par la seringue contaminée d'une glande citadine qui tout simplement nous lasse. Potosi-Sucre-Cochabamba-La Paz. C'est une rupture d'oxygène, un chapelet de villes certes différentes mais aux vapeurs enivrantes, étouffantes. Peut être est-ce à Cochabamba que nous ressentons tout à coup que les vigognes, les lagunes, les plages, la pampa, le vent, les pluies tropicales, l'air vif, tout cela n'est plus. L'univers de l'homme, ses créations, nous étourdit. Et côtoyer toute cette dynamique créative sans y participer d'aucune manière n'offre que peu d'intérêt. C'est dans cet état d'esprit que nous débarquons à Cochabamba. Comble de malchance, nous sommes samedi, jour béni des fantômes de cette vallée fertile, car les rideaux de fer, dès le vendredi soir, tombent d'épuisement et ne se réveillent qu'avec le soleil de lunes . Ville morte. Nous décrétons l'état de siège. Siège des restos, des bars, des cybers-cafés, seuls lieux de vie. Quelques marchés indiens montrent un semblant d'activité, mais les femmes semblent écrasées par les petits melons dressés sur leurs tresses brunes. Que faire ? Martine s'ennuie. Elle ne vomit plus. Les baños de Sucre gardent un souvenir amer de sa visite. Assis sur un banc de la place désertée de Cochabamba je m'ennuie aussi. Du moins puis-je occuper mes mains à gratter la trentaine de pustules rosées qui me sont apparues sur le corps la veille. Ça détend. Le concept d'asepsie n'est ici qu'une théorie universitaire. Nos légions d'anticorps sont attaquées de toute part, débordées par les amibes altiplaniques. Pourtant, contrairement au sentiment nationaliste des Chiliens et Argentins, la Bolivie ne ressemble pas à la description de " trou du cul du continent " qu'ils nous en faisaient. Dans les villes, il se dégage une atmosphère plutôt plaisante où la vie intellectuelle paraît bien installée. On sent dans le regard de ces boliviens une grande fierté citoyenne, de la volonté, une personnalité originale, préservée des modèles américains et européens. La perte de son accès à la mer vers 1875 ( suite à la guerre du Pacifique contre le Chili ) a protégé la Bolivie des flux de l'immigration européenne à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème. Ce moindre métissage a favorisé la renaissance et la conservation des traditions. Elles sont aujourd'hui enseignées et très bien mises en valeur. Ici, l'espagnol n'a pas éradiqué les langages pré-coloniaux. Nos interlocuteurs, dès qu'il s'agit de comploter et d'affiner leurs cachotteries et autres arnaques-touristes, conversent entre eux dans leur langue maternelle, le Quechua ou l'Aymara. Ils sont naturellement bilingues.

Toujours pas le moindre nuage au-dessus de la tête. Nous prenons la route de la Paz. Comme sur la route Potosi-Sucre puis Sucre-Cochabamba, les paysages sont superbes. On y perçoit la vie de la petite paysannerie indienne, une vie moyenâgeuse perchée sur des versants abrupts à l'écart des pistes. Les lopins de culture sont inclinés à 60 degrés. Les Incas n'ont pas terrassé ces flancs-là. Nous traversons des villages dans lesquels hommes et femmes arborent leurs costumes traditionnels, des chapeaux extraordinaires, et des couleurs roses, pourpres et bleues, typiquement andines, comme si le temps s'était ici immobilisé. Ils ne semblent nullement troublés par les symboles de la vie moderne, ces monstres d'acier qui traversent leur espace-temps à 100 km/h et effraient leurs ânes. La Bolivie est un pays étrange, humainement étrange. Difficile de prédire l'avenir pour ces populations indiennes marginalisées dans leur grande pauvreté.

La Paz, La Paz... Trois jours d'arrêt. La ville s'étage entre 3000 et 4000 mètres. Les maisons de brique rouge, carrées, sans toit, s'accrochent à la pente. Les Indiens, la population pauvre, sont repoussés vers El Alto, le haut plateau qui précède l'arrivée sur La Paz. Tout en bas, le quartier d'affaires et le quartier riche. Derrière la ville, les premiers sommets enneigés de la Cordillère Royale. " Royale " n'est pas un vain mot. Cette chaîne qui remonte de La Paz vers le nord sur 300 km, possède plus de 600 sommets au-delà de 5 000 m, 6 au-delà de 6 000 m, et cela ne représente qu'une partie des Andes boliviennes. Notre première préoccupation : renouveler notre stock de livres. Les caves de l'Alliance Française recèlent un foutoir d'ouvrages en tout genre dans lequel nous plongeons avec la soif de découverte d'un moine savant. Nous échangeons nos livres - ces choses de papier qu'en temps ordinaires je m'efforcerais de conserver près de moi, et toute ma vie, sur une bibliothèque poussiéreuse - contre un nouvel échantillonnage de littérature internationale, majoritairement contemporaine.

Les étrangers :

" Paradiso " de José Lezama Lima ( cubain )

" La maison verte " de Mario Vargas Llosa ( péruvien )

" Alejandra " de Ernesto Sabato ( argentin )

"Les deux morts de Quinquin-La-Flotte " Jorge Amado(br)

" Un été indien " de Truman Capote ( anglais )

" La dernière énigme " d'Agatha Christie ( anglais)

 

Puis les français : " Un roi sans divertissement " de Jean Giono

" Les poneys sauvage " de Michel Déon "

Le monde à peu près " de Jean Rouaud

" Candide / Zadig " de Voltaire "

La condition humaine " d'André Malraux

" Le chercheur d'or " de J.M. Le Cléziot

" La lézarde " d'Edouard Glissant ( martiniquais)

" La danse avec le Diable " de Pierre Salva.

Seconde préoccupation : renouveler le stock de pellicules. Nous cherchons vainement de la Velvia. Freddy Alborta, grand photographe bolivien qui prit la dernière photo du Che avant son exécution en Octobre 67, nous apprend qu'il n'y a plus de Velvia en Bolivie. Soit. Nous achetons de la Sensia.
Troisième préoccupation: préparer notre voyage vers l'Amazonie bolivienne. Nous contactons une agence tenue par un Alsacien qui a acheté voilà 25 ans un terrain en Amazonie. Nous mettons au point avec lui une expédition qui nous promet quelques belles pages de vie. Cette expédition démarrera de Rurrenabaque, aux portes de la forêt amazonienne. En pirogue, nous descendrons le Rio Tuichi pendant une journée pour rejoindre le campement dans lequel il exploite une plantation de café. Le surlendemain, début d'un trek de trois jours dans la forêt pour rejoindre le village de San José, village isolé dans la dense selva. Un lieu de vie authentique, pas l'un de ces villages " d'indigènes " pour touristes voyeurs. Les habitants n'y vivent pas à moitié nus, peinturlurés de couleurs guerrières. Vieux jeans déchiquetés et une paire de Nike décolorée constituent la garde-robe de ces gens-là. Ils n'ont rien à vendre, mais tout à nous apprendre car tout simplement, ils vivent autrement. Puis retour par le fleuve, portés par le courant sur un radeau de balsa. ( si le temps le permet). Nous convenons d'un prix raisonnable, d'autant plus qu'il s'agit là d'une expédition particulière, mijotée pour notre seul et égoïste plaisir. Pendant que je règle cette formalité économique, Martine s'inquiète discrètement des mesures qu'il nous faut prendre contre les insectes et les différentes espèces de moustiques qui sévissent en jungle. Ce qu'elle entend, c'est manifeste, ne la rassure pas. Elle se sent subitement prise au piège. " Non, mais tu as entendu ce qu'il raconte ? Je ne sais pas pourquoi j'ai finalement accepté de m'engager dans cette galère. Je crois que je me suis fait avoir. Dès ce soir je m'avale de la Vitamine B à grandes doses . Pourquoi tu rigoles ? Tout cela n'a pas l'air de t'inquiéter. Tu es sûr que tu ne veux pas acheter une autre moustiquaire ? Avec, on pourrait faire comme deux grands masques d'apiculteurs pour se protéger la tête. Non ? Pourquoi fais-tu cette tête ? Oh, tu fais ce que tu veux, tu m'agaces, mais moi, c'est sûr, je ne mettrais pas les pieds dans cette jungle sans me protéger à fond. Ben quoi... A chacun ses angoisses. J'espère seulement que nous pourrons trouver un anti-moustique réellement efficace. Il ne nous reste que deux flacons, et ça m'étonnerait qu'ils aient du Deet 50%. En dessous ça ne vaut rien. Et tiens, toi, il ne faut pas que tu oublies d'acheter des gants et des chaussettes longues. Tu vas te faire dévorer sinon. " ...etc, etc… et pourquoi pas deux camions-citernes de Baigon jaune et un hélicoptère Mondial-Assistance pour un épandage d'urgence ? Peu à peu, Martine s'apaise et nous convenons d'une stratégie plus douce. Il nous reste cependant un autre problème à régler. En forêt, après une journée de marche, nous serons trempés de la tête aux pieds. Une paire de chaussures, un pantalon et quelques tee-shirt supplémentaires sont nécessaires. Pour quelques bolivianos nous trouvons notre bonheur dans une rue commerçante. Devant l'église San Francisco, Martine se remet doucement de ces émotions imprévues.
Autour de nous la ville joue sa symphonie métissée sous le regard profondément nostalgique des anciens combattants du Chaco dignement costumés et chapeautés, sous le sourire édenté de vieilles femmes indiennes accrochées à leurs boutiques ambulantes, sous le hurlement des crieurs des microbus qui annoncent, infatigables, la destination de leur bolide, sous les odeurs douces et aigres qui ravissent ou agressent l'odorat, sous les sommets enneigés de la Cordillère Royale, reine de l'horizon bolivien.
Nous arpentons tout le quartier artisanal, ahanant comme des lamas asthmatiques entre ces monceaux de pulls en alpaga. La ville est une marmite dans laquelle le visiteur n'a pas assez d'yeux pour voir tous les ingrédients de cette soupe amérindienne, pas assez de nez pour comprendre l'origine de toutes ces odeurs, pas assez de mains pour toucher les fruits de la culture Quechua, pas assez d'oreilles, pas assez de temps. Nous restons trois nuits à La Paz, mais la date fixée pour l'expédition amazonienne nous contraint à reprendre la route. Nous nous promettons d'y faire une halte au retour.
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