Changer de pays

Quelle joie, mais quelle joie de reprendre le bus après trois jours de repos, n'est-ce pas Martine ? Et la fondue savoyarde arrosée de cet excellent vin chilien, le Casillero Del Diablo, tu commences déjà à la regretter, non ? Ces heures et ces heures de commérage sur la place de Coroico, qu'elles étaient douces, nonchalantes, comme la vie de ce pueblo des Yungas.
Ces femmes noires, descendantes des esclaves employées sans argent, pour l'argent, putain d'argent, dans les mines de Potosi, ces femmes noires avec leurs douze jupons, leurs chapeaux melons, leurs embryons de tresses (vas-y faire des tresses indiennes dans des cheveux crépus) qu'elles étaient donc étonnantes, incroyablement intégrées à cette culture.

Droit du sol ou droit du sang, voilà bien une question ! Ici, la femme noire est indienne, par son tempérament, par son histoire. Suspendus aux arceaux de la plate-forme arrière d'un vieux pick-up, nous descendons sur Yolosa. A 15h30, avec une heure et demi de retard, arrive notre bus pour Rurrenabaque, un vieux bus au cul allongé qui mettra plus de 18 heures pour parcourir les trois à quatre cents kilomètres qui nous séparent de ce village du Beni, porte d'entrée de l'Amazonie. Nos reins saignent de douleurs, nos paupières se rident, fatiguées d'insomnie. Martine ne pipe mot, rêve tranquillement d'une petite vie paisible au bord du lac d'Aiguebelette, dans le confort douillet de ces chalets savoyards, près de Chambéry. L'eau ruisselle à l'intérieur du bus. Les Dieux viennent de déclencher le déluge du millénaire. Du coup, les processions de cafards qui élisent souvent domicile dans ces cercueils poussiéreux, sont embarqués par les rigoles aqueuses et nous laissent en paix. Le ciel qui nous avait épargné ses larmes depuis le 6 avril à Puerto Iguazú, vient d'exploser telle une grosse baudruche remplie d'eau. Au petit matin nous quittons la région des Yungas et pénétrons dans la jungle sur une piste détrempée. Deux heures plus tard, deux pitoyables larves quittent enfin leur cocon d'acier et mettent pied à terre à Rurrenabaque. Nous devons cependant patienter une bonne heure à l'abri de la tristesse du ciel. Quand enfin les chauffeurs sautent sur le toit du bus récupérer nos sacs, ceux-ci forts mécontents nous dégorgent leur haine. Eh, les sacs, qu'y puis-je ? Eh Martine, qu'y puis-je ? Ne sont-ce point là les charmes de cette région ? L'Amazonie est, géologiquement parlant, un bassin hydraulique. Prenons en acte! Deux petites motos Yamaha, les taxis locaux, nous embarquent sous le pipi résiduel, en glissades et contre-glissades, sur l'éponge boueuse et caillouteuse qui tient lieu de bel asphalte. Sauvés, voici un hôtel. Je suspends Martine au séchoir et m'allonge avec les sacs, ou l'inverse, je ne sais plus. Mais la diablesse ne tient plus en place. Ma femme, par moment, c'est de l'énergie pure. Besoin d'une prise de sang ? Demandez du sang " Martine ". Pour vous remettre d'aplomb c'est mieux que de l'Ovomaltine. Les moustiques, d'ailleurs, fort connaisseurs, ne s'y trompent pas.(hi, hi). Voilà donc ma femme qui glisse sur la boue, m'entraîne derrière elle. Où court-elle donc ? Au bureau de la TAM, la compagnie de transport aéro-militaire. Dix minutes plus tard nous voici avec un billet d'avion pour le retour sur La Paz dans dix jours. Pour rien au monde (mais peut-être aurais-je du promettre une bonne tartiflette, des diots au vin blanc, que sais-je) elle n'aurait pu concevoir un retour sur le malaxeur vertébral des Yungas. Mais ne jouons pas les héros, les à-qui-rien-ne-fait-mal-ni-peur, j'en suis fort aise également. Mon concept de cheminement terrestre, sans rupture, prend du plomb dans l'aile. Nous bénirons donc le Beni du ciel, entorse somme toute bénigne, dérèglement jouissif car survol andin en prime. Nous préparons l'expé du lendemain et dînons sereins. Ou presque....

La pirogue est longue d'une quinzaine de mètres. Ce n'est qu'un tronc évidé, rehaussé de quelques planches. Nous naviguons une bonne heure sur le rio Beni avant de bifurquer plein Nord sur le rio Tuichi. Les eaux sont terreuses, amazoniennes. Durant la première heure de navigation, nous rencontrons encore quelques signes de vie humaine. Nous croisons une ou deux pirogues chargées de régimes de bananes vertes, quelques plantations le long du fleuve, et quelques orpailleurs pleins de rêve qui draguent les pépites dans ces alluvions boueuses, comme échappés d'un vieux western en Technicolor. Puis soudain, les hommes s'effacent. Que faire d'autre dans cette immense jungle ? S'effacer est un devoir, une sensation bien naturelle, plus qu'une nécessité écologique. Un couple de grands perroquets survole, inaccessibles, notre petite embarcation propulsée par un moteur puissant. Puis des oiseaux plus roses que des flamants, des oiseaux au bec rouge, rois du rase-mottes, du gobe-zzzz, d'autres à la queue jaune, et combien d'échassiers au goitre coloré, de rapaces aux griffes acérées, tous portés par les effluves thermiques qui montent vers un ciel qui tend à s'éclaircir. Un cri devant moi. Martine, le regard vif, vient d'apercevoir sur la rive quelques minois simiesques qui bondissent d'arbre en arbre. Plus de doutes désormais, nous sommes bien dans la jungle, le royaume des animaux, le sanctuaire végétal de la planète. Nous pénétrons par le fleuve cette forêt vierge, sur 90 km environ, et mettons pied à terre au campamento Santa Rosa del Tuichi.

Santa Rosa, ou ambiance de la brousse. Nous sommes bien accueillis. Normal, le camp entier nous appartient. Une fois l'an, au mois d'Août, le camp fait le plein de touristes européens qui viennent ici humer l'air de la selva, sans pour autant s'y aventurer plus avant. Mais en cette saison, nous sommes les rois. Notre cabane de balsa, de planches et de feuilles, est entourée de pamplemoussiers qui croulent sous leurs fruits. Plus loin, des papayers et combien de palmiers aux fruits si différents ! Jus de pamplemousse à profusion. On en boit jusque plus soif. Mais une vessie bien remplie ne demande qu'a se vider. Martine s'en va en sifflotant vers la petite cabane, là-bas, à l'écart, et revient blême comme un linge de coton blanc délavé à l'eau de Javel. Quand elle me raconte ce qu'elle a vu en soulevant la cuvette de ces chiottes rustiques, je n'en crois pas mes oreilles. Une vérification s'impose. Je soulève le couvercle délicatement, inquiet. Mais pas plus inquiet que la douzaine de paires d'yeux qui me regardent soudainement. Elles sont bien là, accrochées la tête en bas, au cercle de la cuvette, perturbées par cette brusque lumière, elles, les reines du monde obscur. Et si ma doudou avait été d'un naturel plus distrait, moins regardante sur les conditions d'hygiène, elle aurait posé ses fesses avec insouciance sur cette planche sommaire, et qui sait alors comment auraient réagi ces diables de chauve-souris ? Ma chevelue, elle, ne sourit plus. Pourtant, ce soir dans l'assiette, nous dégustons des filets de piraña, délicieux poissons carnivores qui hantent les eaux du lac qui jouxte le camp. Bon, cela suffit pour un début. Nous devions sortir observer les crocodiliens qui règnent sur les rives du lac, mais la lune trop pleine les maintient dans les recoins ombragés, peu propices à l'observation. Nous nous glissons donc sous les moustiquaires, pour rêver ou cauchemarder des merveilles et autres horreurs de cette fantastique nature.

   
 
   
 
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