Droit du sol ou droit du sang,
voilà bien une question ! Ici, la femme noire est indienne, par son
tempérament, par son histoire. Suspendus aux arceaux de la plate-forme
arrière d'un vieux pick-up, nous descendons sur Yolosa. A 15h30, avec
une heure et demi de retard, arrive notre bus pour Rurrenabaque, un
vieux bus au cul allongé qui mettra plus de 18 heures pour parcourir
les trois à quatre cents kilomètres qui nous séparent de ce village
du Beni, porte d'entrée de l'Amazonie. Nos reins saignent de douleurs,
nos paupières se rident, fatiguées d'insomnie. Martine ne pipe mot,
rêve tranquillement d'une petite vie paisible au bord du lac d'Aiguebelette,
dans le confort douillet de ces chalets savoyards, près de Chambéry.
L'eau ruisselle à l'intérieur du bus. Les Dieux viennent de déclencher
le déluge du millénaire. Du coup, les processions de cafards qui élisent
souvent domicile dans ces cercueils poussiéreux, sont embarqués par
les rigoles aqueuses et nous laissent en paix. Le ciel qui nous avait
épargné ses larmes depuis le 6 avril à Puerto Iguazú, vient d'exploser
telle une grosse baudruche remplie d'eau. Au petit matin nous quittons
la région des Yungas et pénétrons dans la jungle sur une piste détrempée.
Deux heures plus tard, deux pitoyables larves quittent enfin leur cocon
d'acier et mettent pied à terre à Rurrenabaque. Nous devons cependant
patienter une bonne heure à l'abri de la tristesse du ciel. Quand enfin
les chauffeurs sautent sur le toit du bus récupérer nos sacs, ceux-ci
forts mécontents nous dégorgent leur haine. Eh, les sacs, qu'y puis-je
? Eh Martine, qu'y puis-je ? Ne sont-ce point là les charmes de cette
région ? L'Amazonie est, géologiquement parlant, un bassin hydraulique.
Prenons en acte! Deux petites motos Yamaha, les taxis locaux, nous embarquent
sous le pipi résiduel, en glissades et contre-glissades, sur l'éponge
boueuse et caillouteuse qui tient lieu de bel asphalte. Sauvés, voici
un hôtel. Je suspends Martine au séchoir et m'allonge avec les sacs,
ou l'inverse, je ne sais plus. Mais la diablesse ne tient plus en place.
Ma femme, par moment, c'est de l'énergie pure. Besoin d'une prise de
sang ? Demandez du sang " Martine ". Pour vous remettre d'aplomb c'est
mieux que de l'Ovomaltine. Les moustiques, d'ailleurs, fort connaisseurs,
ne s'y trompent pas.(hi, hi). Voilà donc ma femme qui glisse sur la
boue, m'entraîne derrière elle. Où court-elle donc ? Au bureau de la
TAM, la compagnie de transport aéro-militaire. Dix minutes plus tard
nous voici avec un billet d'avion pour le retour sur La Paz dans dix
jours. Pour rien au monde (mais peut-être aurais-je du promettre une
bonne tartiflette, des diots au vin blanc, que sais-je) elle n'aurait
pu concevoir un retour sur le malaxeur vertébral des Yungas. Mais ne
jouons pas les héros, les à-qui-rien-ne-fait-mal-ni-peur, j'en suis
fort aise également. Mon concept de cheminement
terrestre, sans rupture, prend du plomb dans l'aile. Nous bénirons donc
le Beni du ciel, entorse somme toute bénigne, dérèglement jouissif car
survol andin en prime. Nous préparons l'expé du lendemain et dînons
sereins. Ou presque....

La pirogue est longue d'une quinzaine de mètres. Ce
n'est qu'un tronc évidé, rehaussé de quelques planches.
Nous naviguons une bonne heure sur le rio Beni avant de bifurquer plein
Nord sur le rio Tuichi. Les eaux sont terreuses, amazoniennes. Durant
la première heure de navigation, nous rencontrons encore quelques signes
de vie humaine. Nous croisons une ou deux pirogues chargées de régimes
de bananes vertes, quelques plantations le long du fleuve, et quelques
orpailleurs pleins de rêve qui draguent les pépites dans ces alluvions
boueuses, comme échappés d'un vieux western en Technicolor. Puis soudain,
les hommes s'effacent. Que faire d'autre dans cette immense jungle ?
S'effacer est un devoir, une sensation bien naturelle, plus qu'une nécessité
écologique. Un couple de grands perroquets survole, inaccessibles, notre
petite embarcation propulsée par un moteur puissant. Puis des oiseaux
plus roses que des flamants, des oiseaux au bec rouge, rois du rase-mottes,
du gobe-zzzz, d'autres à la queue jaune, et combien d'échassiers au
goitre coloré, de rapaces aux griffes acérées, tous portés par les effluves
thermiques qui montent vers un ciel qui tend à s'éclaircir. Un cri devant
moi. Martine, le regard vif, vient d'apercevoir sur la rive quelques
minois simiesques qui bondissent d'arbre en arbre. Plus de doutes désormais,
nous sommes bien dans la jungle, le royaume des animaux, le sanctuaire
végétal de la planète. Nous pénétrons par le fleuve
cette forêt vierge, sur 90 km environ, et mettons pied à terre au campamento
Santa Rosa del Tuichi.

Santa Rosa, ou ambiance de la brousse. Nous sommes bien
accueillis. Normal, le camp entier nous appartient. Une fois l'an, au
mois d'Août, le camp fait le plein de touristes européens qui viennent
ici humer l'air de la selva, sans pour autant s'y aventurer plus avant.
Mais en cette saison, nous sommes les rois. Notre cabane de balsa, de
planches et de feuilles, est entourée de pamplemoussiers qui croulent
sous leurs fruits. Plus loin, des papayers et combien de palmiers aux
fruits si différents ! Jus de pamplemousse à profusion. On en boit jusque
plus soif. Mais une vessie bien remplie ne demande qu'a se vider. Martine
s'en va en sifflotant vers la petite cabane, là-bas, à l'écart, et revient
blême comme un linge de coton blanc délavé à l'eau de Javel. Quand elle
me raconte ce qu'elle a vu en soulevant la cuvette de ces chiottes rustiques,
je n'en crois pas mes oreilles. Une vérification s'impose. Je soulève
le couvercle délicatement, inquiet. Mais pas plus inquiet que la douzaine
de paires d'yeux qui me regardent soudainement. Elles sont bien là,
accrochées la tête en bas, au cercle de la cuvette, perturbées par cette
brusque lumière, elles, les reines du monde obscur. Et si ma doudou
avait été d'un naturel plus distrait, moins regardante sur les conditions
d'hygiène, elle aurait posé ses fesses avec insouciance sur cette planche
sommaire, et qui sait alors comment auraient réagi ces diables de chauve-souris
? Ma chevelue, elle, ne sourit plus. Pourtant, ce soir dans l'assiette,
nous dégustons des filets de piraña, délicieux poissons carnivores qui
hantent les eaux du lac qui jouxte le camp. Bon, cela suffit pour un
début. Nous devions sortir observer les crocodiliens qui règnent sur
les rives du lac, mais la lune trop pleine les maintient dans les recoins
ombragés, peu propices à l'observation. Nous nous glissons donc sous
les moustiquaires, pour rêver ou cauchemarder des merveilles et autres
horreurs de cette fantastique nature.
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