Changer de pays

Salta... Le début d'une nouvelle aventure, celle de la cordillère, de ces Andes mystérieuses à la population largement indienne.
Salta, c'est encore l'Argentine, 1 600 km au nord-ouest de Buenos Aires, plus de 4 500 km au nord d'Ushuaia. La ville est plaisante. En décembre la température avoisine les 40 degrés.

Les hommes, scotchés sur le bitume ou retranchés sous un drap protecteur, supportent le bombardement nerveusement éprouvant des jeunes mosquitos affamés. En 1992, je vécus à Salta la pire nuit de mon existence. Aujourd'hui il fait plutôt frais et les chasseurs suceurs sont confinés dans leurs quartiers d'hiver. Le lendemain de notre arrivée nous louons une superbe Peugeot 205 rouge vif et partons explorer les étonnantes vallées calchaquies. C'est une boucle de 500 km que nous décidons à l'ultime seconde de parcourir dans le sens Salta-Cachi-Molinos-Cafayate-Salta, constatant que le ciel s'éclaircit rapidement sur les hauteurs de Cachi. ( En 1992, avec des amis, nous étions restés bloqués une dizaine d'heures dans la descente Cachi-Salta, luttant contre les nombreux éboulements qui avaient ravagé les flancs rocailleux de la montagne). Nous profitons donc du beau temps pour monter à 3 300 mètres sur une piste terreuse, sèche et praticable. De ce côté ci de la vallée, la montagne s'affiche résolument verte et luxuriante, antichambre ombragée des palais désertiques qui vont suivre. Nous ne croisons aucun véhicule hormis un camion de légumes que nous repérons au fumet particulier de ses oignons de montagne, au contrebas d'un ravin, caoutchoucs en l'air. Passé le col, la montée rapide et le manque d'oxygène m'asphyxient. Quel paradoxe ! Mes poumons noircis à la sauce citadine se dégonflent comme une baudruche dans cet air d'une rare pureté. Martine ouvre grand la bouche pour gober quelques molécules supplémentaires d'oxygène. Les moustiques ne sont plus souverains à cette altitude. Elle ne craint donc rien.

Quelques kilomètres après le col, sur un vaste plateau traversé par la Recta Tin Tin, une longue piste en parfaite ligne droite, nous pénétrons dans le royaume des cactus candélabres qui zèbrent les terres arides jusqu'aux plus lointains horizons. Isolés dans cette immensité, nous pénétrons à pied la plaine épineuse et surprenons à l'ombre d'un candélabre à sept branches, une horde de guanacos accompagnés par des ânes sauvages. Je sors l'appareil photo pour figer la scène à jamais, mais les guanacos taillent la zone, et les ânes braient sans dignité aucune leur visible mécontentement. Il reste devant mon objectif un tapis rocailleux hérissé de cactus. Je cherche en vain une photo originale quand tout à coup, oubliant la symbolique classique attachée à ces artichauts épineux, il me vient l'idée d'entourer nos têtes de pèlerins d'une couronne d'épines.

Martine se plie à cette mise en scène grotesque, et cette anecdote n'aurait aucun intérêt, si revenant dans la voiture, Martine en s'asseyant, ne s'était enfoncé dans la fesse une longue et rigide épine restée accrochée à son jean. Par bonheur, son cri à pleine gorge ne surprit que moi et un âne assez bâté pour être encore à portée de voix.

Nous roulons une quinzaine de kilomètres entre ces milliers de phallus agressifs (on y revient toujours à cette symbolique) et plongeons sur Cachi, village blanchi à la chaux qui ne manque pas de cachet. Nous y débarquons une vieille auto-stoppeuse indienne bavarde comme une pie de nos campagnes. Dans l'antique église nous découvrons la structure particulière du bois de cactus, une trame dentelée et très aérée qui donne une allure moins austère au confessionnal.

Dans ce village indien, paisible, au climat réputé idéal, nous faisons une pause restauration, mais les gestes y sont si lents, le temps si ralenti, que la terre attentive s'arrête un instant de tourner, nous laissant une chance de profiter d'un bel après-midi. Enfin libérés, nous reprenons la route sur une piste étroite, tortueuse et chaotique et traversons de nombreux hameaux aux maisons en pisé, sur les terrasses desquelles sèchent piments, raisins rouges et raisins blancs. Nous dormons à Angastaco, en pleine effervescence politique, car ce petit village isolé attend le lendemain la visite du gouverneur, en pleine tournée de propagande avant l'élection locale du 9 mai. Fatigué par les chemins escarpés qui mènent à ses fidèles, il sortira sûrement de son sac à promesses un joli ruban bitumé avec ponts et viaducs pour enjamber les torrents de pluie qui isolent le village. Les banderoles se tendent au travers de la piste sous le tonitruant roulement d'une grosse caisse. Sur notre terrasse, face aux événements, la patronne de l'hosteria nous conte toute émoustillée les mérites de sa majesté le gouverneur. Angastaco est situé au cœur d'une région désertique, oasis accueillante entourée de bouleversements géologiques incroyablement variés. Dès le lendemain, nous serpentons le désert de quebrada en quebrada , de Mars la rouge à Jupiter, des enfers de Saturne aux vallées lunaires. A chaque virage la nature s'est plu à donner vie à quelques démentes hallucinations du Créateur.

Des dégueulis de terre rouge succèdent aux flèches géantes fichées en terre. Des temples de sable contemplent un festival de strates balancées par une vague puissante. Parfois la terre est verte, un vrai vert végétal, puis brusquement violette, bleue ou rouge, ocre ou sable.

Non seulement la terre, mais la roche également, gorgée de minerais. Faut-il aller au-delà des propos de Gainsbourg ? Dieu n'était-il pas plus qu'un fumeur de havanes ? Ces désordres rocailleux, ces kaléidoscopes surréalistes, ne sont-ils pas l'œuvre d'un esprit prisonnier de quelque puissant psychotrope ? Le rouge vif de la 205 se noie dans ces mers tourmentées qui n'appartiennent qu'à nous. Nous sommes si petits, confinés dans notre LEM qui chenille sur ces étranges planètes. Mais il y a une vie dans ces vallées. Des troupeaux de centaines de perroquets squattent les troglodytes rocheux et les grands poivriers. Ils s'enfuient en parfaite formation chaque fois que nous les approchons. Le beau temps s'est blotti dans la quebrada de Cafayate. Les nuages se condensent sur l'autre versant et débordent en s'évaporant sur notre vallée. Effet de fœhn andin. Ce climat privilégié contribue à la renommée de Cafayate et de ses vignes qui produisent le meilleur blanc argentin. Pause. Digestion d'images et de paysages. La place centrale de la ville, carrée comme toutes ces places espagnoles, dégage une atmosphère de tranquille province. Une terrasse nous appelle. Quel bonheur ! Et hop ! un petit blanc sec cul sec. Puis un autre. Stop. Ingestion de pizzas. Un cafe solo por favor. Puis, c'est reparti pour Salta, dans une succession de tableaux magiques, colorés, quoique assombris par une couverture nuageuse qui ternit maintenant les pleuraisons arc-en-ciel des roches millénaires. Nous rejoignons Salta et poursuivons jusqu'à Jujuy plus au nord. De là, le lendemain, nous prenons la route de la Bolivie qui monte tranquillement vers l'altiplano dans des décors qui rivalisent d'imagination. Que pourront restituer les diapositives de notre sincère humilité face à tant de grandeur ? Nous nous arrêtons à Humahuaca, charmant village indien à 130 km de la frontière bolivienne et à 2940 mètres d'altitude. Je connais déjà la route vers la frontière et la sais fort belle, mais nos contraintes économiques nous obligent à rendre la Peugeot ce soir à Salta. Ce périple de 3 jours, quoique rapide - il eut fallu deux jours de plus - offre un rare patchwork de paysages hallucinants et donne encore de l'Argentine une vision grandiose mais aussi plus humaine et authentique.

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