Changer de pays

C'est une histoire banale, biblique, chargée d'une lourde hérédité. Caïn assassine Abel, son frère, et se condamne ainsi à la fuite, à une terrible errance. Raoul Cubas, président paraguayen, fait assassiner son vice-président Luis Maria Argana.

Les émeutes qui s'ensuivent obligent Cubas à fuir au Brésil. Ainsi se jouent et se concluent les luttes intestines, fratricides, au sein du parti Colorado.Toute cette barbarie politique se déroule la première semaine d'avril. Le 10 au soir nous arrivons à Asunción, ignorant tout de la récente tragédie, ignorant tout de ce pays compressé par les deux puissances sud-américaines. L'hôtel est tenu par un chinois antipathique qui transforme volontiers son hall d'accueil en tripot, rassuré par la présence de compatriotes aux visages aussi fermés que le sien. Les chambres sont vastes, sales et sinistres. Le lendemain dimanche, nous nous laissons aimanter, comme n'importe quel touriste dans une capitale, vers le centre ville, là où se concentrent habituellement les plus beaux joyaux, les fleurons d'une patrie, les monuments érigés par les petits à la gloire des grands, les vitrines verticales des trusts internationaux, les démonstrations les plus évidentes de la dynamique culturelle et intellectuelle, et les spécimens les plus caricaturaux de la gent aristocratique, affairiste ou artistique. Mais cent kilotonnes de décrépitude ont lessivé depuis belle lurette les faux-semblants.

La misère s'érige sur le piédestal des statues qui honorent les héros sanguinaires et célèbrent l'inconscience militaire. Le centre ville est déserté et pleure de sinistrose sous un ciel grisâtre. Quelques laissés pour compte, ouvriers désœuvrés et peónes trompés, dressent leurs tentes et leurs protestations sur les places centrales, tandis que leurs enfants loqueteux courent entre les crucifix dressés ça et là pour implorer la miséricorde d'un Dieu peu attentif. Le palais du gouvernement est idéalement situé. Des fenêtres de ce petit palais, à gauche et à droite, à dix mètres à peine des murs d'enceinte, les hommes de pouvoir peuvent voir l'éclatant retentissement de leur basse politique : des taudis de tôle et de bois dans lesquels grouille une noble crasse humaine. Cette juxtaposition est vraiment stupéfiante. Ces mini favellas semblent jetées là comme de vieux paillassons sous les pieds des puissants. Curieusement nous pouvons presque aller jusqu'à toquer à la porte du président pour demander audience. Au vu des turpitudes actuelles, Martine ne m'encourage guère dans mes initiatives. Les politiciens psychopathes n'apprécient guère les blagues de potache, préférant leurs sinistres et sanguinolentes galéjades aux farces puériles de la populace. Nous taillons notre chemin à la machette dans cette épaisse et lugubre atmosphère sans déceler la moindre source de vie résurgente. Le mal-être est contagieux.

Nous commençons à marcher à côté de nos pompes, fuyant ce monde hostile, pressant le pas dans les rues vides et sombres. La ville s'est vidée de son sang et son cadavre froid nous livre ses artères rigides. Enfin, quelques quadras plus au nord, nous découvrons le repaire dans lequel la vie s'organise, une véritable forteresse contre la misère, un shopping-center ultramoderne, ultra-bondé, aux couleurs vives de Benetton, MacDo et IBM.
Dieu que l'on se sent bien dans cette forteresse avec l'illusion colorée d'une vie chaleureuse. Les peónes restent dans la rue avec leurs souliers crasseux. Tout va bien, finalement, à Asunción, capitale du Paraguay. Nous avons traversé le Paraguay au galop, pénétré le Chaco, enjambé les nombreux rios qui le bordent et regagné avec joie l'Argentine. Le passage de frontière fut pour la première fois long et pesant. Nous laissons derrière nous un pays embourbé dans un magma politico-économique qui pompe l'énergie du pays. Nous ressentons dans ce passage de frontière comme une renaissance, une bouffée d'air frais qui décongestionne nos synapses. 18 heures de bus plus tard, nous débarquons à Salta au Nord-Ouest de l'Argentine.
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Capitale du pays, 1,2 million hab, sur les rives du rio Paraguay.
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