Les cétacés viennent en ce lieu pour leur période de
reproduction qui s'achève en décembre. Nous ne pourrons donc pas les
saluer. Dommage car j'ai en tête des souvenirs vraiment impressionnants
de mon passage sur cette côte en 1992 et de cette intimité partagée
avec les reines de l'océan. Le chemin que nous accomplissons aujourd'hui
représente une distance équivalente à celle qui permet de relier Dunkerque
à Barcelone. Et pourtant, à perte de vue, nous ne voyons rien d'autre
que de vastes étendues planes, désertiques, couvertes d'herbe à moutons,
une monotonie de paysage terriblement douloureuse pour l'esprit. Les
rares villes traversées portent en elles la même charge de lourde mélancolie,
la même tonalité dépressive. Les descendants des colons gallois, italiens,
français, allemands, néerlandais qui se partagèrent la Patagonie argentine
au 19ème siècle, ont développé en ces lieux une rude culture. Vivre
ici, c'est accepter de vivre dans une ville à l'architecture moribonde,
quadrillée d'avenues grises, ventées, ouvertes à toutes les tempêtes.
Vivre ici, c'est accepter la campagne environnante, désespérément plane
et infinie, dans laquelle même les lièvres meurent d'ennui. Non, vraiment,
les hommes et femmes de la Patagonie argentine ont développé des capacités
psychologiques étonnantes.
Puerto Madryn, 2 et 3 mars 1999.
Nous atteignons Puerto Madryn à l'heure du déjeuner.
J'ai mal et peu dormi. Mes bras pèsent trois tonnes. J'ai beau régler
le volume, rien n'y fait, Martine m'entend à peine quand je prends la
parole. Nous nous installons à l'auberge de jeunesse, dans un charmant
studio avec douche et kitchenette privative. Puis nous partons nous
allonger un peu sur la plage. Le nord de la Patagonie nous réserve un
temps plus clément. Martine, là, devant moi, sous le soleil rayonnant,
se retrouve en petit tee-shirt sans manches ! Je ne l'avais plus vue
en si charmante tenue depuis Puerto Varas le 25 janvier. Elle retrouve
une ligne que polaire et doudoune se plaisaient à me dissimuler. Martine
me prend par la main tout le reste de la journée - je suis une vraie
loque - et nous partons ainsi réserver une splendide Renault 12 pour
nos trois jours de vadrouille dans la péninsule Valdès. Elle me traîne
dans un état semi-comateux au restaurant, me ramène full-comateux à
la chambre où je m'effondre dans les bras de Morphée, en conservant
suffisamment d'énergie pour me demander subitement : " Mais qui est
donc cette Morphée ? Ne serait-ce pas un homme par hasard ? Ne devrais-je
pas tempérer mes abandons et m'assurer avant tout de sa divine féminité
? " 3 mars. Cette fois, j'ai dormi comme une bûche. La forme est revenue
mais je ressens encore dans l'air les effluves pernicieuses de la paresse.
Elles se glissent, sournoises, sous les draps. Le soleil tourne au-dessus
des toits, noyé dans le grand bleu printanier. Martine sort et revient
avec tous les ingrédients vitaminés d'un royal petit déjeuner. La température
est tellement douce, le jardin si plaisant. Nous chamboulons notre programme
pour nous prélasser une journée entière à l'ombre des cognassiers du
jardin. Le jardin devient un salon de lecture, d'écriture. Merveilleuse
journée troublée par le bavardage pesant de la femme tahitienne du gérant.
Vers vingt heures, deux grosses bulles évanescentes font plop et sortent
enfin de leur lézardodrome. Nous partons prendre livraison de notre
limousine de luxe, une Renault 12 1.6 litres, de couleur grise, intérieur
toc, une beauté à faire pâlir tous les rouleurs de mécaniques décapotées.
Je ne tarde pas à griller le premier feu rouge, car ceux-ci, comme aux
States, sont situés de l'autre côté du carrefour. Puis, j'engage la
Renault dans une avenue à sens unique, rien de grave donc, sauf que
je m'y engage à contresens. Un front de tôles et d'acier forme à cinquante
mètres devant moi un mur infranchissable. Que faire ? Batman tarde un
peu, Superman est invisible, l'homme qui valait trois milliards a fui
cette argentine vraiment trop chère, bref, les super-héros salvateurs
se débinent et m'abandonnent à mon sort. Il faut réagir. Coup de volant
à droite, glissade sur les quarts, arrêt stem dans une gerbe d'étincelles.
Les battements de nos cœurs couvrent la bronca des Klaxons hystériques.
Je réussis parfaitement mon stationnement en épi sur le parking du super-mercado
local. Martine, indécise, met exactement dix-sept minutes pour choisir
notre nouveau shampooing et opte finalement pour le " Dimension Fruvit
con compuesto vitaminico de frutas, cabello normal ". Je le note car
cela permettra peut-être à de futures voyageuses, fortes de ce témoignage,
d'économiser un temps précieux. La sélection de Martine est rigoureuse.
On peut lui faire confiance. Nous achetons deux bons morceaux de bœuf
pour notre repas du soir, et quelques heures plus tard cette belle journée
de farniente s'étiole dans les vapeurs d'une Margarita.
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