Changer de pays

Aujourd'hui, samedi 17 avril, nous nous réveillons de bonne heure, la tête déjà dans les nuages. Le Tren a las Nubes, le train vers les nuages, démarre à sept heures précises de la gare de Salta, 1 187 mètres, et entame son long périple de 214 km jusqu'au viaduc de la Polvorilla à 4 220 mètres, non loin de la frontière chilienne.
Nous sommes idéalement installés. Très vite, la loco entraîne ses huit wagons vers des hauteurs que la civilisation ne sait atteindre. Il y a quelque chose de bien plus émouvant dans un voyage en train, une noblesse que l'on ne ressent pas en voiture.

Peut-être ressent-on davantage la volonté inébranlable de ces pionniers qui ouvrirent la voie à coups de pioches et de dynamites. Et puis il y a cette voie, cette voie unique qui pénètre, pénètre encore ce Nord-Ouest argentin, zigzaguant quand la pente l'étouffe, s'enroulant sur elle-même comme l'anaconda, pour gravir en spirales les cornes rocheuses qui lui font obstacle. Je regarde Martine, le sourire de travers, fort mécontent. " Martine, on nous a menti ! ". Certes, nous sommes bien dans le Tren a las Nubes mais les nuages nous dédaignent, et plus nous montons, plus le ciel s'épure, le bleu se polarise et les roches cristallisent.

Les couleurs des quebradas n'ont pas à rougir de leurs rivales calchaquies. Au-delà de 2000 mètres, les cactus apparaissent, fiers défenseurs de ces sols escarpés et de quelques ruines pré-incas, isolées comme de minuscules monastères au cœur des vastes montagnes sacrées. Récemment des archéologues y ont découvert des momies d'enfants dans un tel état de conservation que les spécialistes du monde entier sont actuellement réunis à Salta pour les examiner. La loco jaune et rouge crachote sa fumée noire, grave insulte aux cimes enneigées du Nevado de Cachi qui culmine à plus de six mille mètres dans le lointain. La pureté de ce spectacle m'enivre à tel point que je me fracasse le crâne sur la vitre du wagon, la croyant ouverte. Le train ondule dans la lumière crue, dominant le monde de son altitude céleste, perdu dans la détresse du désert, et se soucie peu de mon mal de crâne. Martine qui bien sûr se fit fort de s'esclaffer de ma gaffe, soutient maintenant son propre crâne à deux mains, transpercée par la barre de fer du soroche, le mal d'altitude. Nous venons de franchir les 4000 mètres et les bulles d'air décompressées papillonnent dans nos cerveaux. Nous traversons un haut plateau sur lequel des groupes de lamas paissent tranquillement, balançant leurs mâchoires à gauche et à droite, tous occupés à leur activité ruminante. Nous descendons de 200 mètres et traversons le seul vrai village de ce périple andin, San Antonio de los Cobres, un village minier écrasé de noble solitude. Puis c'est l'ultime montée vers le viaduc de la Polvorilla à 4220 mètres. Nous mâchonnons de plus belle nos feuilles de coca, nous les salivons en fait. L'action de la salive sur les feuilles dégage un suc qui favorise l'adaptation au soroche, entre autres vertus. Chique de choix des indiens des Andes, elle a mauvais goût mais ses vertus curatives, sous cette forme simple, réhabilitent quelque peu cette verdure trop souvent transformée en rails de poudre blanche.

Les rails qui nous intéressent ici sont d'une toute autre nature et s'incurvent en arcs de cercles, 65 mètres au-dessus du vide, 4 220 mètres au-dessus de la mer, sur le viaduc qui met un point final à notre montée. Il est 14 heures. Les sept heures de cette longue et lente ascension me resteront longtemps comme l'idée même du voyage, un archétype de cheminement éclairé, lumineux, empli d'air vif et pur, décoré de scènes picturales très denses, aux lignes chamboulées, saupoudré d'âme indienne, cette mystérieuse soumission humaine aux règles sacrées de la nature.
Les Indiens s'acoquinent assez bien des travers de notre civilisation. Quand le cheval de fer rend son dernier soupir carbonique sur ce pont céleste, nous pouvons constater que quelques dizaines d'entre eux ont suivi le train depuis San Antonio de los Cobres, dans des pick-up Toyota ou vieux dodges Chevrolet, roulant à plein régime sur les pistes poussiéreuses de bison futé. Ils prennent aussitôt d'assaut les contreforts du viaduc et encerclent le train. Tout cela est pacifique. Nous ne sommes pas dans un vieux western hollywoodien.
En quelques minutes, à peine essoufflés par leur rapide ascension, ces Indiens polyglobulés nous déballent toute la richesse de leur artisanat. Ils se font tirer le portrait et monnaient ces photos contre pesos trébuchants. Ils supportent cette petite humiliation avec une résignation bien rodée. Le gamin en costume traditionnel, celui qui pose face au Nevado de Cachi avec son lama, réalise un chiffre d'affaires significatif.

Les photographes se pressent pour saisir cette authentique fraîcheur, ce trophée si difficilement approché. La vieille au mouton tire également son épingle du jeu. En quelques minutes les visages pâles sont bientôt couverts de la tête aux pieds de bonnets, gants, gilets ou pulls en laine de lama, si typiques, tellement indiens. Curieusement, un simple coup d'œil circulaire me fait constater que pas un seul autochtone ne porte le moindre brin de laine. Ils préfèrent désormais leurs guenilles de textiles modernes à leur manufacture touristique. Ce commerce n'est pas si grave après tout et prête uniquement à une certaine dérision. Les cadres quadragénaires retrouvent leur look perdu d'adolescents babos, et pavanent, sûrs de leur belle allure, intégrés au décor. Les Indiens tirent tout bénéfice du passage hebdomadaire du cheval de fer, et peuvent ensuite quitter le costume traditionnel et s'enfiler une bonne bière devant les téléviseurs de San Antonio de Los Cobres qui diffusent, comme partout et à toute heure en Argentine, les exploits footballistiques des héros cathodiques. Au premier appel à remonter dans le train, ils plient bien vite bagages, et jeunes ou vieux dévalent en courant la pente suivis par les lamas, montent dans les pick-up, et foncent sur la piste poussiéreuse vers San Antonio.

Par la fenêtre du train les visages pâles peuvent apercevoir ces indiens qui les suivent, non pas montés sur leurs chevaux, ces temps là sont révolus, mais sur leurs vieux dodges brinquebalant. Ils ne lâchent pas ce cheval vapeur des yeux, et l'on ressent dans cette poursuite, une menace réelle pour notre intégrité intellectuelle. Je suis taraudé par les mille interrogations inconscientes qui se bousculent toujours lorsque ma dignité se trouve en danger. Plume-de-vautour-éternelle et dent-cassée-qui-sourit se posent moins de questions. Leur survie passe par l'attaque pacifique de ce train, qu'ils dévalisent non sans malice commerciale. Quand nous stoppons à San Antonio, ils sont déjà à pied d'œuvre, repèrent les dernières souches de résistance aux poils de lamas, et les dupent d'un ultime et subtil marchandage. Tout le monde finit par se quitter satisfait. N'est-ce pas là l'essentiel ? Nous entamons la descente et traversons à nouveau ces décors sur lesquels ripent les superlatifs. La nuit tombe et avec elle l'extraordinaire charme de ce voyage. Le reste est anecdotique. Divers groupes de musiciens, troubadours et saltimbanques, ambassadeurs des musiques andines, égaient le wagon de leurs instrumentations si typiques, pour la plus grande joie des adeptes de ce type de folklore touristique. Nous nous endormons bien vite, rêvant de montagnes silencieuses. Nous rentrons à Salta vers 23 heures. Nous arrosons de bière fraîche (une Salta) nos globules rouges qui ont fait des petits. Puis le marchand de sable déverse sur nous des montagnes entières, et nous n'avons pas compté quinze lamas que déjà nous sombrons dans les délicieux abysses du sommeil paradoxal. Suivent deux jours de repos mérités. Lectures, rencontres, achats, Internet, cadeaux, poste, siestes, visites citadines.

Ah ! La belle vie que voilà.

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