Peut-être ressent-on davantage
la volonté inébranlable de ces pionniers qui ouvrirent la voie à coups
de pioches et de dynamites. Et puis il y a cette voie, cette voie unique
qui pénètre, pénètre encore ce Nord-Ouest argentin, zigzaguant quand
la pente l'étouffe, s'enroulant sur elle-même comme l'anaconda, pour
gravir en spirales les cornes rocheuses qui lui font obstacle. Je regarde
Martine, le sourire de travers, fort mécontent. " Martine, on nous a
menti ! ". Certes, nous sommes bien dans le Tren a las Nubes mais les
nuages nous dédaignent, et plus nous montons, plus le ciel s'épure,
le bleu se polarise et les roches cristallisent.

Les couleurs des quebradas n'ont
pas à rougir de leurs rivales calchaquies. Au-delà de 2000 mètres, les
cactus apparaissent, fiers défenseurs de ces sols escarpés et de quelques
ruines pré-incas, isolées comme de minuscules monastères au cœur des
vastes montagnes sacrées. Récemment des archéologues y ont découvert
des momies d'enfants dans un tel état de conservation que les spécialistes
du monde entier sont actuellement réunis à Salta pour les examiner.
La loco jaune et rouge crachote sa fumée noire, grave insulte aux cimes
enneigées du Nevado de Cachi qui culmine à plus de six mille mètres
dans le lointain. La pureté de ce spectacle m'enivre à tel point que
je me fracasse le crâne sur la vitre du wagon, la croyant ouverte. Le
train ondule dans la lumière crue, dominant le monde de son altitude
céleste, perdu dans la détresse du désert, et se soucie peu de mon mal
de crâne. Martine qui bien sûr se fit fort de s'esclaffer de ma gaffe,
soutient maintenant son propre crâne à deux mains, transpercée par la
barre de fer du soroche, le mal d'altitude. Nous venons de franchir
les 4000 mètres et les bulles d'air décompressées papillonnent dans
nos cerveaux. Nous traversons un haut plateau sur lequel des groupes
de lamas paissent tranquillement, balançant leurs mâchoires à gauche
et à droite, tous occupés à leur activité ruminante. Nous descendons
de 200 mètres et traversons le seul vrai village de ce périple andin,
San Antonio de los Cobres, un village minier écrasé de noble solitude.
Puis c'est l'ultime montée vers le viaduc de la Polvorilla à 4220 mètres.
Nous mâchonnons de plus belle nos feuilles de coca, nous les salivons
en fait. L'action de la salive sur les feuilles dégage un suc qui favorise
l'adaptation au soroche, entre autres vertus. Chique
de choix des indiens des Andes, elle a mauvais goût mais ses vertus
curatives, sous cette forme simple, réhabilitent quelque peu cette verdure
trop souvent transformée en rails de poudre blanche.
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Les rails qui nous intéressent ici sont d'une
toute autre nature et s'incurvent en arcs de cercles, 65 mètres au-dessus
du vide, 4 220 mètres au-dessus de la mer, sur le viaduc qui met un point
final à notre montée. Il est 14 heures. Les sept heures de cette longue
et lente ascension me resteront longtemps comme l'idée même du voyage,
un archétype de cheminement éclairé, lumineux, empli d'air vif et pur,
décoré de scènes picturales très denses, aux lignes chamboulées, saupoudré
d'âme indienne, cette mystérieuse soumission humaine aux règles sacrées
de la nature. |
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Les photographes se pressent pour saisir cette authentique
fraîcheur, ce trophée si difficilement approché. La vieille au mouton
tire également son épingle du jeu. En quelques minutes les visages pâles
sont bientôt couverts de la tête aux pieds de bonnets, gants, gilets
ou pulls en laine de lama, si typiques, tellement indiens. Curieusement,
un simple coup d'œil circulaire me fait constater que pas un seul autochtone
ne porte le moindre brin de laine. Ils préfèrent désormais leurs guenilles
de textiles modernes à leur manufacture touristique. Ce commerce n'est
pas si grave après tout et prête uniquement à une certaine dérision.
Les cadres quadragénaires retrouvent leur look perdu d'adolescents babos,
et pavanent, sûrs de leur belle allure, intégrés au décor.
Les Indiens tirent tout bénéfice du passage hebdomadaire du cheval de
fer, et peuvent ensuite quitter le costume traditionnel et s'enfiler
une bonne bière devant les téléviseurs de San Antonio de Los Cobres
qui diffusent, comme partout et à toute heure en Argentine, les exploits
footballistiques des héros cathodiques. Au premier appel à remonter
dans le train, ils plient bien vite bagages, et jeunes ou vieux dévalent
en courant la pente suivis par les lamas, montent dans les pick-up,
et foncent sur la piste poussiéreuse vers San Antonio.

Par la fenêtre du train les visages pâles peuvent apercevoir
ces indiens qui les suivent, non pas montés sur leurs chevaux, ces temps
là sont révolus, mais sur leurs vieux dodges brinquebalant. Ils ne lâchent
pas ce cheval vapeur des yeux, et l'on ressent dans cette poursuite,
une menace réelle pour notre intégrité intellectuelle. Je suis taraudé
par les mille interrogations inconscientes qui se bousculent toujours
lorsque ma dignité se trouve en danger. Plume-de-vautour-éternelle et
dent-cassée-qui-sourit se posent moins de questions. Leur survie passe
par l'attaque pacifique de ce train, qu'ils dévalisent non sans malice
commerciale. Quand nous stoppons à San Antonio, ils sont déjà à pied
d'œuvre, repèrent les dernières souches de résistance aux poils de lamas,
et les dupent d'un ultime et subtil marchandage. Tout le monde finit
par se quitter satisfait. N'est-ce pas là l'essentiel ? Nous entamons
la descente et traversons à nouveau ces décors sur lesquels ripent les
superlatifs. La nuit tombe et avec elle l'extraordinaire charme de ce
voyage. Le reste est anecdotique. Divers groupes
de musiciens, troubadours et saltimbanques, ambassadeurs des musiques
andines, égaient le wagon de leurs instrumentations si typiques, pour
la plus grande joie des adeptes de ce type de folklore touristique.
Nous nous endormons bien vite, rêvant de montagnes silencieuses. Nous
rentrons à Salta vers 23 heures. Nous arrosons de bière fraîche (une
Salta) nos globules rouges qui ont fait des petits. Puis le marchand
de sable déverse sur nous des montagnes entières, et nous n'avons pas
compté quinze lamas que déjà nous sombrons dans les délicieux abysses
du sommeil paradoxal. Suivent deux jours de repos mérités. Lectures,
rencontres, achats, Internet, cadeaux, poste, siestes, visites citadines.
Ah ! La belle vie que voilà.

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