Ce matin nous quittons le Brésil. Oh ! Nous n'allons
pas bien loin. 20 minutes de bus et nous voici à Puerto Iguazú, côté
argentin, sur la terre rouge des indiens guaranis. La ville est modeste,
le pavé rudimentaire. Les poussières et la boue de cette terre rouge
brique pulvérisent la cité et l'ensevelissent dans cette jungle omniprésente.

Une argentine différente, moins arrogante, une argentine
soumise à la dure loi de la jungle, une argentine domptée. Mais la jungle
a soif et les dieux ont choisi ce jour pour trinquer à tout va. Grandioses
libations qui serpentent dans des torrents rouge sang. Sous ce déluge
subtropical, l'avocatier, sous notre fenêtre, laisse échapper des fruits
trop verts. L'essaim de bananes ricane, lui, sous son grand abri feuillu.
Bon, faut-il s'y résoudre ? Oui, alors, OK pour la lessive, les comptes,
les cartes postales, la lecture et autres tâches de routards prisonniers
d'une météo vacharde.
Le lendemain...
Aujourd'hui, 7 avril, mes trompes d'Eustache qui ne
captent plus l'incessant clapotis de la veille sur les feuilles de bananier
se mettent à jouer les clairons militaires, les tocsins de campagne
et nous réveillent aux aurores, que nos yeux ébouriffés découvrent lumineuses.
Courons-y bou diou aux chutes d'Iguaçu, côté argentin c'te fois, d'l'aut
côté du Parana. Une certaine rivalité oppose les
tenants d'un panorama samba, bossa nova, aux tenants de la vision tango,
argentino. Les eaux du Parana s'en balancent et se déversent avec autant
de violence dans la gorge du diable, indifférentes aux tirs croisés
de ces regards frontaliers. Le spectacle est superbe de ce côté ci.
Côté brésilien nous faisions face aux chutes,
confrontation intimidante qui force l'humilité. Ici, nous les surplombons,
curieuse adéquation avec la réputation hautaine des argentins sur le
continent.

Ce spectacle grisant, puissant, nous transpose dans
un espace temps différent, passé ou futur. Dans cet espace temps, l'exploration
a encore un sens. Nous sommes en 1 400, un siècle avant la horde des
pilleurs ibériques, devançant les missionnaires et autres inquisiteurs
prosélytes, ou bien en l'an 12 300, alors que les peuples de la terre
ont déjà émigré aux confins de la galaxie, emportant dans leurs vaisseaux
toute la mémoire humaine. Dans les deux cas, la même situation : d'Iguaçu,
nul récit, nul écho, nul témoin. A cet instant, les chutes d'Iguaçu
n'existent que pour un seul, Dieu ou le hasard. Et nous, seuls au milieu
de cette œuvre hasardeuse ou divine, descendant le fleuve impassible
sur une pirogue de joncs, nous nous retrouvons soudain confrontés, au
détour de la dernière anse, ignorants tout de ce qu'elle peut dissimuler,
aux forces inouïes qui dévalent en furie cet amphithéâtre de jungle
et de basalt. Toute cette force positive nous inonde et noie dans sa
seule écume l'océan d'amertume qui embrume nos sens. Nous devenons immédiatement
mystiques, incapables de nous arracher aux forces qui régissent la nature.
Quand finalement nous nous en arrachons, nous ne faisons nul récit,
nous ne rédigeons ni lettre ni rapport. A chacun sa quête, à chacun
son Graal, au hasard de nos destinées. On peut imaginer un monde étrange
dans lequel les hommes banniraient de leur communication tout langage
qui révèle, toute image qui montre, tout écrit qui raconte les merveilles
de cette terre. Mais nous sommes à l'aube des émotions virtuelles, car
tout a été révélé, tout a été montré, tout a été écrit. Il faut rêver
différemment. Un coup de caméscope dans l'épaule éclate ma grosse bulle
nostalgique. Voilà venir le profil parfait du
voyageur virtuel, comme nous en croisons régulièrement sur les grands
sites touristiques. La nature omniprésente lui engorge tellement les
synapses, qu'à un regard atone il substitue cette curieuse excroissance
robotisée. Son bras cassé à angle droit sert non sans douleur une gloire
qu'il pense naissante. Dans le fourbi de ses rush, voici ce qui pourrait
constituer le meilleur de cette rhapsodie de vidéaste en plans mineurs.

Accrochez-vous, les images déferlent
: Gros plan sur la voracité de Papy engloutissant son bife de lomo,
long travelling sur la sortie hésitante de la mamie enivrée, plan fixe
sur le menu du restaurant, zoom avant sur l'enseigne du restaurant,
changement de batterie, plan large sur l'escalier qui descend vers les
cataractes, mamie qui chute dans l'escalier, papy qui photographie mamie,
l'inévitable panoramique sur la selva (négligemment réalisé face au
soleil), l'interminable plan fixe (dix minutes) sur la plus impressionnante
chute d'eau d'Iguaçu, l'inoubliable plan serré sur le gardien du parc
qui lui demande de reculer sur le sentier autorisé, les inénarrables
sketches improvisés (hélas) par tous les amis du bus, l'héroïque guide
subitement starisé, filmé en HI8 et sonorisé en Dolby effet surround,
puis la remontée dans le bus avec un magnifique effet " caméra portée
", et mille et un plans de ce type, pour lesquels il serait fastidieux,
quoique drôle, d'en établir le story-board exhaustif. Tout le talent
tient sûrement au montage ! Et si parfois je me permets de clamer bien
fort quelque parole saugrenue face au micro grand ouvert, c'est par
dérision plus que par méchanceté. Modeste figuration, humble participation
à la décadence du 7ème art. L'Ilot de San Martin, noyé sous les embruns,
est le site le plus intéressant côté argentin. Mais aujourd'hui, un
gros ronchon patibulaire agite une moustache épaisse comme un balai
pour nous en interdire le passage. Soit, mais la visite des paseos inférieur
et supérieur, fort plaisante, ne nous prend pas plus d'une demi-journée.
"Profitons donc ma mie pour gambader dans la jungle" dis-je à Martine.
Un sentier pénètre la forêt sur trois kilomètres et mène à une petite
chute d'eau. N'imaginez pas une forêt vierge localisée dans quelques
tréfonds inexplorés de l'Amazonie. Le sentier
est balisé, les mygales en vacances et les serpents trop innocents pour
nous inquiéter. Nous marchons silencieusement, et curieusement, cet
environnement aiguise rapidement nos instincts de chasseurs. Car l'homme
de Cromagnon, entre nous, ce n'est pas du bidon. Le chasseur se doit
d'être patient, endurant, silencieux et attentif.

Attentif aux feuilles qui bruissent, à l'humus qui ondule,
aux fluiittt, aux fouaaaac, aux grss grss grsss, aux paflap paflap paflap,
aux crudi crudi crudi, aux fourmis de deux centimètres, aux toiles géantes
d'araignées bien en jambes, aux papillons géants qui déploient leurs
ailes azur découpées dans du velours fluo, au bruit du vent dans les
arbres, au silence des oiseaux. J'aime personnellement ne rien voir
car mon esprit voit tout. Mon imagination fait surgir le jaguar, hurler
le singe hurleur, charger le tapir et poser le grand Ara sur la tête
de Martine. Nous arrivons ainsi à la chute d'eau avec dans notre besace
une fourmi géante, trois araignées et 157 papillons. Chasse médiocre.
Qqrr qqrr qqrr … sviiiiu sviiiiiu… Sous nos pieds un gros lézard se
marre. Ma diane chasseresse se concentre déjà pour le retour. Vous me
croirez ou non, mais il n'est rien de plus impressionnant que d'observer
une diane chasseresse sachant chasser mais se chassant bredouille. Ses
cinq sens sont comme des filets jetés sur l'ennemi invisible qu'un sixième
sens se charge de débusquer. Elle scrute les étages inférieurs de la
selva, je m'occupe de la strate intermédiaire et de la canopée. Rien.
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