A contrecœur, à contretemps, stupidement emportés par le rythme impétueux des voyageurs pressés - celui des touristes en somme - nous voici dans un bus qui fend à toute vitesse le plat pays patagonien. Nous quittons Punta Arenas prématurément. Cette ville australe méritait d'être approchée plus longuement. Le temps ajoute du sens aux événements. Nous en avons pourtant conscience, mais voilà... Peut-être aussi nos corps se lassent-ils de ce mouvement perpétuel, de cette valse des sacs à dos, de ces chambres impersonnelles. Les flots tumultueux du tourisme TGV sont un piège, et à cette vitesse, sur la tôle ondulée de nos souvenirs, il ne restera bientôt plus qu'un nuage de poussière que les vents de Patagonie auront tôt fait de dissiper. Nous concluons donc un pacte de vigilance, et nous nous promettons d'être moins en rythme à l'avenir, comme deux vilains petits canards échappés des portées mesurées des musiciens du tourisme, jonglant avec les rondes plutôt qu'avec les noires, avec les blanches plutôt qu'avec les croches. Une heure plus tard, nous faisons face aux douaniers argentins qui tamponnent sans difficulté aucune nos passeports d'honorables ressortissants français. Au-delà de la frontière, nos repères si difficilement construits en un mois et demi de vadrouille chilienne s'effritent et s'effondrent peu à peu. Ces deux pays sont-ils sur le même plan économique ? D'où viennent tous ces dollars en circulation ? La parité monétaire maintenue à qui-mieux-mieux entre le peso argentin et le dollar américain est à l'origine de la situation suivante, pour le moins étrange à nous autres européens : le portefeuille de l'anonyme señor Sanchez (notre Dupont national) contient indifféremment dollars ou pesos, et de même, chez un commerçant ou dans sa banque, on lui tend la monnaie de ces deux façons. L'Argentine au moins n'éprouve pas les états d'âme des pays européens quant au symbole de souveraineté que peut représenter une monnaie. Et parlent-ils vraiment la même langue ? Des mots aussi simple que pollo se prononcent désormais pocho ou podjo, au lieu de poyo, prononciation castillane traditionnelle. Rio Gallegos (il faut donc prononcer Gadjegos) est une ville morne, à l'urbanisme moderne, vieilli, poussiéreux et sans attrait aucun. Nous recherchons une hospedaje et devons débourser 30 US$ pour une chambre double, au lieu de 15 au Chili, pour un confort équivalent. Nous retrouvons des prix supérieurs aux prix d'une province française. L'inflation budgétaire va devenir galopante. D'autant que l'on décide de fêter notre entrée en Argentine dans l'un des meilleurs restaurants de la ville. J'avais tant vanté à Martine l'exceptionnelle tendreté de la viande de bœuf des gauchos, qu'il nous fallait y goûter illico presto. Et voilà ma douce qui fond de plaisir en savourant son filet de bœuf sur lit d'asperges à la sauce Cognac. Nous en rêvions, l'Argentine nous l'offre : de la cuisine en sauce, cruellement absente de la cuisine chilienne. Nous le craignions très fort, l'Argentine nous le réclame : une addition très "parisienne " que les Chiliens, trop honnêtes, ne peuvent même pas imaginer. Tout ici se tourne vers l'Europe : la mode vestimentaire affichée dans les vitrines, les voitures dans les rues - excellente représentation des marques françaises Peugeot et Renault - jusqu'aux mœurs citadines telles ces terrasses de café à la française étonnamment absentes des rues ensoleillées de Santiago de Chile, …etc. Confrontés à cette opposition de style, nous prenons maintenant conscience du caractère unique du peuple chilien, un peuple réservé, très conscient de sa propre histoire. Une population très fière, peu encline à écouter les leçons du monde. Le modèle occidental ne pénètre pas facilement cette mentalité très autonome. Je pourrais les comparer au modèle anglais en Europe. Une identité propre très développée, volontairement affirmée, une forme de marginalité exacerbée par cette auto-persuasion collective, celle qui consiste à penser qu'ils demeurent un peuple à part, protégé d'influences culturelles qui ne leur appartiennent pas. Tout cela s'accompagne, comme toute forme de nationalisme, par un certain mépris du voisin, plus que de l'étranger, toujours bien accueilli, lui. Il n'est qu'à voir la perception collective qu'ont les Chiliens de leur voisin occidental argentin considéré comme un peuple arrogant et expansif, et de leur voisin et ex pays belligérant, la Bolivie, qui représente pour eux le trou du cul du continent, la poubelle de l'Amérique du Sud. Sans autre forme de procès. Mais c'est un nationalisme doux, bon enfant, perméable (à la tyrannie économique américaine principalement), et souvent honorable. Un pays attachant qu'il nous reste à découvrir dans sa partie septentrionale, d'ici deux ou trois mois sûrement, avant notre entrée en Bolivie. Ce soir nous sommes en Argentine. Nous avons tout à y découvrir tranquillement. Sans nous ruiner. Ce sera plus difficile. | ||