Changer de pays

San Ignacio mini, un bled, un pueblo sans prétention, fierté de la provinzia de Misiones. Cet appendice argentin, coincé entre le Brésil et le Paraguay, se noie en un festival d'écume dans la gorge monstrueuse du diable d'Iguaçu.

On peut y observer aujourd'hui les ruines admirablement conservées d'une importante mission jésuite, témoignage emblématique de l'implantation historique des Compagnons de Jésus dans ce nœud géographique triangulaire dont les côtés ont pour nom Brésil, Argentine et Paraguay. L'arrivée des jésuites dans cette région est une tragique aventure humaine qu'il me plaît de rappeler :

1609 : Les Jésuites fondent leur première mission au Brésil pour convertir au catholicisme les Indiens guaranis. Cet asservissement critiquable permit aux indiens convertis de développer leurs dons naturels pour diverses formes d'art. Quant à leur religion...

1627-1632 : Les chasseurs d'esclaves de São Paulo, des méchants portugais, chassent les guaranis. Ils attaquent les missions qui sont obligées de fuir. Ignoble…

1632 :12000 guaranis menés par les prêtres Jésuites prennent la fuite sur leurs pirogues et descendent le cours du Rio Parana. Bloqués par les chutes de Guaira, ils contournent l'obstacle en se taillant pendant huit jours un chemin dans une forêt vierge et dense. Les chutes contournées, ils construisent de nouvelles pirogues et continuent la descente du Rio. Ils s'arrêtent enfin au sud du Brésil dans la région de San Ignacio et fondent de nouvelles missions.

1731 : La mission de San Ignacio compte 4 356 personnes. Les trente missions jésuites, plus de 100 000.

1767 : Les Jésuites qui échappaient au contrôle de la couronne d'Espagne sont expulsés des territoires contrôlés par le roi Charles III. Les indiens guaranis quittent peu à peu les missions.

1784 : Il ne reste que 176 Indiens Guaranis à San Ignacio. 1810 : Il ne reste plus un seul indien guarani à San Ignacio

1817 : Sur ordre du dictateur paraguayen Francia, la mission de San Ignacio Mini est brûlée.

1897 : La mission, perdue dans la jungle, est redécouverte.

1943 : La mission, ses ruines, sont défrichées et remises en état.

Aujourd'hui : Olivier et Martine, nos deux héros, visitent ce lieu chargé d'une lourde et brillante histoire. Mais voilà qu'une légion de nimbus enrôlée par un Auguste dépressif envoie dinguer le soleil aux confins du monde.

 

Les entrailles aux tons briques de ces ruines magnifiques n'aspirent pourtant qu'à rendre la lumière dont elles ont hérité. Etouffées par une jungle envahissante, certaines ruines se résignent à mourir. Les racines des arbres s'enroulent alors avec amour autour de ces grosses pierres de sable pour embrasser l'histoire. Témoignage épuré et touchant. Martine veut toucher ces arbres au cœur de pierre qui pleurent la lâcheté des hommes et chantent l'éternité de la nature. Nous n'y entendons goutte à la légendaire casuistique des copains d'Ignace, mais l'harmonie de leurs édifices effondrés nous séduit. Notre aspiration à fuir toute forme de concentration touristique est aujourd'hui comblée. Nous déambulons seuls dans une atmosphère qui grouille des cris d'une multitude oubliée. On y perçoit la vie, l'odeur des cuisines, le torse ambré des guaranitos qui courent de viviendas en viviendas, l'écho jungle beat de vieux chants cathos qu'une presque basilique expire de vieux murs réduits à quia, l'incontournable présence de sommes théologiques dont les enluminures font la fierté des Compagnons, la soumission des insoumis dans leur prison carrée, et surtout le message de ces cœurs de pierre tri-centenaires qui réchauffent les nôtres, comme si de toute ruine naissait une autre vie, plus forte, plus riche, grandie sur l'humus des décadences.

Aujourd'hui, 9 avril, spectateurs des ruines du passé, nous posons un regard particulier sur le nôtre. Force nous est de constater que, de Santiago à San Ignacio, nous voyageons déjà depuis trois mois ! Notre cerveau, par des millions de capteurs sensitifs récolte chaque jour moult ingrédients et épices pour composer peu à peu une recette de grand-mère qui mijote, qui mijote, et qui fleure bon la tradition.
Ce cuisinier rustique malaxe sa fine bouillabaisse en un brouet complexe qui exhale les saveurs de nos plus fines émotions. Ce bouquet enivrant bouleverse nos horloges internes. Depuis un mois, le sablier abandonne sa moderne verticalité, s'incline peu à peu, et les jours s'égrainent au rythme nonchalant de l'agréable ennui, l'ennui positif, celui que l'on recherche tant dans nos vies bousculées. Nous naviguons sur des mers idéales, à mille lieues des vents turbulents de notre vie d'antan, à mille lieues des mondes inconnus de notre vie future. Nous sommes sans passé, sans souci d'avenir, dans le présent. Nous errons sans but, car en avouer un serait par trop prétentieux. Mais, au tiers de notre voyage, au travers de cette errance particulière, diverses prises de conscience voient le jour dans nos cervelles oxygénées. Tiens donc ! voilà nos racines, notre culture et notre sol qui lancent leurs tentacules ventousées pour nous sauver d'une dérive stérile. Nous comprenons mieux où nous sommes nés et devinons que cette terre qui nous a vu naître contient la sève de notre futur. Nous prenons aussi conscience des différences essentielles, essences et sens de l'ailleurs. Que chaque peuple jouisse et reste fier de ses richesses ! Ah la belle utopie que voilà, celle qui consiste à se les approprier ! Nous nous démarquons, par ce point de vue distancié, de nombre de routards qui professent un tout autre comportement. Sous le couvert d'une intégration volontairement exacerbée, ils cherchent à forcer à tout instant les barrières d'une communication multi-culturelle. Je n'arrive pas à appréhender leurs motivations profondes. Croient-ils vraiment que cette approche intrusive leur ouvre les portes d'une fraternité universelle ? J'assimile leur jeu à une forme de vampirisme certainement plus perverse que celle, plus traditionnelle, du tourisme de masse. Martine et moi - Ah qu'il est parfait le mimétisme d'un couple ! - partageons une opinion radicalement divergente. Nous nous voyons comme des abeilles qui butinent, qui fabriquent lentement le miel de leur vie. Les vrais paroles sont dans l'air, la terre, l'eau, les fleurs, et dans le regard de tous ces chiliens, argentins et brésiliens croisés sur nos chemins. Nous cherchons davantage notre place au cœur de la nature que dans le cœur des hommes. Les différences de culture vont s'accroître dans les prochains mois. Nous ne serons pas trop de deux abeilles pour butiner tout ce nectar et survoler les splendeurs naturelles qui nous attendent. Peut-être retrouve-t-on aussi dans ce long périple la volonté d'assouvir une soif d'errance qui existe en chacun, ce nomadisme atavique qui nous pousse toujours vers l'ailleurs, et freine ou frustre nos développements sédentaires. Une forme d'affranchissement en fait, esclaves que nous sommes de nos quêtes multiples. Mais pour l'instant la soif nous tenaille encore, et il nous tarde de découvrir les pays du nord, de marcher sur les traces des Incas.
   
 
   
 
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