Au-delà de Puerto Piramides, à l'entrée de la péninsule,
la Renault 12 entame un Tango endiablé sur la piste de danse très technique
qui nous mène à Punta Norte. J'allume l'autoradio pour faire vibrer
la steppe des trémolos langoureux de Carlos Gardel, mais les voix de
Springsteen et Madonna s'échappent dans la pampa, faisant s'enfuir,
inquiets, guanacos et nandus.

Les tubeless sous-gonflés surfent
sur les ornières rocailleuses, font trois pas de côté dans les courbes
centrifugeuses, font des petits sauts maladroits sur le caillebotis
qui délimite les parcelles à moutons des rares estancias, et tournent,
tournent, tournent... Plus slow que tango, Martine perd vite le rythme,
voudrait changer de partenaire et d'orchestre. Elle invente en quelques
secondes un limiteur de tango efficace et ingénieux. Dès que l'aiguille
du compteur dépasse le 80, un Tuuuuutttttt désagréable me rappelle de
lever le pied. J'essaie bien sûr plusieurs fois de briser l'interdit,
mais depuis le Perito Moreno, tous ses radars sensitifs sont réglés
de manière optimum. Je n'échappe qu'épisodiquement à l'oppression policière.
Nous arrivons poussiéreux à Punta Norte, mais à ce rythme, sains et
saufs, pour observer de près la faune marine de la Patagonie Atlantique.
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Mais les orques se font discrets,
tout autant que les pumas dans le Torres del Paine. Nous remontons dans
la boite à tango, et filons vers Caleta Valdes à la vitesse de 79,9
km/h. Là, sur les flancs d'une longue dune de sable aux lignes si régulières
qu'on pourrait la croire construite de mains d'homme, d'énormes masses
inertes et boudinées y sont échouées à intervalle régulier. C'est l'éléphanterie,
royaume de ces masses soupirantes, domaine des dieux nonchalants, là
où toute notion d'agitation n'a plus de sens. Je peux régler le Canon
sur ses plus basses vitesses et gagner de la profondeur de champ. Aucun
risque de flou. Toujours ces p.... de panneaux qui nous interdisent
l'accès à la plage, mais le chemin qui descend la falaise se rapproche
suffisamment pour observer de plus près à quoi ressemblent ces monstres
de graisse, parachutistes malheureux écrasés dans ce sol mou et sablonneux.
Seule une marée d'équinoxe de coefficient 120 pourrait les déloger,
les rouler sur le côté, leur soulever la moustache. Guetter le mouvement
qui donnera de la vie au souvenir photographique est une douloureuse
épreuve de patience. Les gros mâles sont absents.

Les femelles plus coquettes arborent des nez moins éléphantesques.
Hormis quelques borborygmes digestifs, quelques bâillements ou étirements,
quelques jets de sable sur leurs dos trop réchauffés par le soleil,
rien ne trouble le silence pesant du lieu. Une autre danse ? Le buzzer
bien réglé reprend sa petite musique syncopée. Sous le châssis, les
pierres projetées par le pas des danseurs produisent des bruits très
secs de timbales et de grosses caisses. Nous arrivons à Punta Delgada,
dernier spot touristique de la Péninsule. Trois pas en avant, trois
pas en arrière, trois pas sur l'côté, trois pas d'l'aut' côté... Rien
à faire, une barrière nous interdit l'accès au site. Un péninsulaire
à vélo surgit d'un petit sentier derrière le phare et nous informe qu'il
est interdit de marcher dans ce secteur, à quoi nous répondons que nos
guides, ces merveilleux livres qui jour après jour nous ouvrent les
portes de la découverte, nous ont dit le plus grand bien de ce site,
que les lions y sont mignons, les éléphants épatants et les orques pas
vraiment toc, et que suite à cette agréable mise en bouche littéraire,
bon, ben, on aimerait voir ne serait-ce qu'un petit pingouin, et même
qu'on s'rait bloqués à deux kilomètres de son bac à sable, tant pis,
nous, ce qu'on veut, c'est voir ce monde vrai, naturel, ce monde animal
quoi, et même si on doit se pencher sous les panneaux " prohibido ",
remplir dix-sept registres, et ne prendre aucune photo car le pingouin
starisé a horreur des paparazzi, et bien même avec tout ça, nous, on
veut bien. Mais le péninsulaire prononce quelques mots en forme de panneaux
d'interdiction entourés de centaines d'anneaux de couleur rouge. No
pasaràn ! ! Il nous aboie que la zone est protégée (Ne nous prendrait-il
pas pour deux jeunes demeurés analphabètes à cet instant ?) et que cette
Punta Delgada est une propriété privée, fermée, cerrado, closed, geschlossen,
donc inaccessible, vous comprenez ? D'en être privé oui. Un 360 degrés
sur la piste de danse nous ramène sous le soleil toujours généreux jusqu'à
Puerto Piramides où nous plantons la tente. L'apéro sur la plage déserte
est grandiose.

Les nuages, dénaturés par la couleur
du couchant, ressemblent à nos French chips au goût tomate que nous
grignotons face aux eaux limpides du golfo nuevo. De cet endroit même,
j'apercevais en 92 le souffle, les nageoires ou la queue des baleines
franches australes, mais les baleines sont parties en décembre. Tout
ici repose dans un calme parfait. Puerto Piramides, 5 mars 1999 5h45
ce matin. Quelque part dans le campement de Puerto Piramides : Moi :
Do you know what respect means ? Eux : Sorry sir, don't worry, keep
cool. Moi : If you want to shout, go on the beach !! You are so stupid.
Eux : Hey, thanks for that ! ! Moi : You should know that your liberty
stops where mine begins. Dans mon slip délavé et mon tee-shirt à l'inscription
"seul maître à bord", marchant sur le sable froid, je reviens pieds
nus vers la tente pour finir la nuit. Les éclats de voix et les rires
de poulies mal graissées cessent enfin. La philosophie rabat-joie paie
à toute heure de la nuit. Vers 10h30, au lever, les fauteurs de trouble
se sont évaporés, aspirés par les sables mouvants de la dune qui nous
sépare de la plage. Nous, nous franchissons la dune avec trois kilos
de crème solaire, indice 7 pour le ventre, le dos et le haut des cuisses,
indice 3 pour le reste déjà bruni par nos expositions passées. Vers
midi, deux tartines bien grasses roussissent à marée basse sur le brasero
de sable fin de Puerto Piramides. J'ai bien envie de planter un panneau
"prohibido bajar a la playa" pour interdire aux éléphants de mer de
venir s'échouer à nos pieds, mais cette petite vengeance ne me satisfait
guère. Très vite, le sable fin adhère à nos peaux huileuses. J'ondule
comme l'éléphant jusqu'à la mer, et pique une tête dans les eaux toniques
du Golfo Nuevo. Retrouvant ma superbe, je fais des bonds dans l'eau
pour attirer l'œil de Martine restée sur la plage, imitant en cela la
danse des baleines franches pendant leur période de reproduction. Bien
pâle imitation à vrai dire, car quelle n'est pas ma surprise de découvrir
à quelques mètres de moi en remontant maladroitement à la surface, deux
manchots de Magellan attirés et intrigués par cette danse saugrenue.
Ils me toisent un instant mais maintiennent leurs distances. Je sors
du bain le slip un peu plus délavé - nos tenues de ville suppléent encore
à nos maillots de bain - et remonte la plage pour conter l'aventure
à Martine. Elle reste dubitative, persuadée en bonne montagnarde, que
l'air iodé favorise les plus folles hallucinations. Une heure plus tard
dans son slip noir de chez Tati et son soutien gorge "Etam lingerie",
la sceptique plonge dans la fosse océanique en quête d'une vérité moins
onirique. Cette robe de soirée ne tarde pas à émoustiller nos deux jeunes
pinguïnos, tirés à quatre épingles dans leurs costumes trois pièces.
Les voilà à deux mètres de Martine, toute éberluée par les avances impénitentes
de ces dragueurs des plages. Charmée, elle tente une approche au ras
de l'eau, à la crocodile, pour aller embrasser le plus téméraire qui
marsouine aussitôt dans l'eau claire pour échapper à cette fausse sirène.
Sont-ils à ce point curieux qu'il soit possible de les approcher au
plus près ? Je reprends à mon compte la technique du crocodile, brillante
au demeurant, et m'approche à deux mètres du manchot narquois. Je fixe
son attention par un mouvement de cou appris par mimétisme dans la colonie
de l'île Magdalena, et plonge soudainement, yeux grands ouverts et pupille
dilatée sous le monstre de 45 centimètres. Moi
qui escomptais bien le voir plonger et nager sous mes yeux, je ne perçois
qu'une soudaine agitation de surface, puis un gros frôlement sur mon
mollet droit. Le marsouin m'a glissé entre les jambes pour filer au
large où il refait déjà surface. Nous sommes sûrs désormais que toute
sa colonie rira bien fort de nos ridicules tentatives, mais nous sommes
bien heureux, aujourd'hui, de nous être rafraîchis dans les eaux pures
du golfe, avec deux pingouins dans l'eau du bain. Jeux de bains, jeux
de pingouins ! Crème, sable, bain de décrassage, re-crème, re-sable,
re-bain de décrassage, pfff, la galère de la bronzette s'achève vers
18 heures. S'ensuit l'application d'une crème " soin de jour nutritif
intense " de la gamme " les essentiels " de Nivea, pour le visage, et
d'un vulgaire body milk intensif pour le corps. Il y a vraiment un je
ne sais quoi contre nature dans cette mode de la bronzette. L'homme-tartine
ne peut pas être une sous-espèce du genre humain. Non. Ce serait vraiment
trop con. Si l'épiderme bichonné se réhydrate avantageusement, le gosier,
lui, s'assèche et s'égosille en vain. Il n'obtiendra satisfaction qu'en
soirée, sous la fraîcheur houblonesque d'une bonne Quilmes.

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