Changer de pays

Nous savions que Rio Gallegos ne serait pas une étape de rêve. Venant de Punta Arenas au Chili, ce n'était qu'un passage obligatoire pour rejoindre la région des grands glaciers patagoniens situés près de la frontière chilienne. Sur notre carte du monde, la distance semble ridicule. Pourtant, du centre de Punta jusqu'au pied du glacier nous cumulons plus de dix heures de bus. L'échelle spécifique de ce pays est une difficulté permanente à gérer pour voyager en Argentine. Coincé entre l'Atlantique et la barre des Andes, ce pays s'étale sur plus de 4500 kilomètres du Nord au Sud, soit une distance équivalente à celle qui sépare Paris de Saint-Louis du Sénégal. Cette comparaison peut étonner plus d'un européen. C'est pourtant la réalité de ce pays. L'image me plait d'autant plus que c'est en passant par Saint-Louis que Mermoz établit la première liaison aérienne France-Amérique du Sud, à bord du Latécoère 28 Comte-de-La-Vaulx, couvrant à l'époque les 3173 km qui le séparait de Natal (Brésil) en 21H14'. Quelques années plus tard, dans le sens inverse, il laissait sa vie et son avion La Croix du Sud dans les eaux équatoriales de l'Atlantique. J'espère, qu'au retour de notre voyage, nous subirons un sort moins funeste. Enfin, voilà donc cette Argentine, qui sous une silhouette presque massive en regard de son svelte voisin chilien, offre une diversité de climats et de paysages qu'il nous tarde de découvrir. Pour rejoindre la région des glaciers, notre premier objectif géographique en Argentine, nous faisons une halte au village de El Calafate situé 80 kilomètres à l'est de la 8ème merveille du monde, le glacier du Perito Moreno. Avant même de le revoir je parle déjà avec émotion de ce glacier qui, en décembre 1992, me fit rêver trois jours durant. Avec Martine nous nous renseignons auprès des agences d'El Calafate pour retrouver les petites cabanes en bois, construites au pied du glacier, qu'il était possible de louer à cette époque. Curieusement personne n'en connaît l'existence mais le regard de nos interlocuteurs est troublé par quelque non-dit étrange. Ces gens font grand mystère d'une bien petite chose. Dommage, ces cabanes étaient un adorable écrin au pied d'un diamant de millions de carats. Une bonne pizza au feu de bois, une petite tape sur les fesses et nous voici au lit. Vivement demain.

Glacier du Perito Moreno, 26 février 1999. Tôt le lendemain, nous poussons notre maison dans la soute poussiéreuse de l'épave roulante de la compagnie de bus El Pinguïno (tiens, ils sont encore là ceux-là ?). Martine et moi abordons cette journée avec un état d'esprit différent. Moi, je sais où je vais, vers le rêve fait nature, vers une extase contemplative qu'aucun autre spectacle à ce jour n'a égalé à mes yeux. Martine, elle, part à la rencontre d'un énième glacier, un glacier auquel sa pen kalet de mari tenait comme à la prunelle de ses yeux. De plus, elle angoisse, je la comprends, à l'idée de faire tout ce chemin pour observer un spectacle trop connu, passif, avare en émotions, et revenir le soir même au village, prête à repartir pour dix heures d'un nouveau voyage, vers un autre lieu où nous resterons trois heures, et partir à nouveau, s'arrêter trois heures… etc. Elle ne veut pas de cela. Moi non plus. Notre pacte de vigilance fonctionne. Je me sens très responsable de la situation, redoutant une déception que la fatigue des voyages en bus exacerberait. Au virage des soupirs, le glacier nous apparaît enfin sous les oh ! et les ah ! des passagers, mais Martine reste de marbre. C'est vrai que le glacier Grey nous avait offert dans le Torres del Paine une vue plus impressionnante. Elle me sourit doucement, très condescendante. Elle me demande si je suis content de retrouver mon glacier, si je retrouve ces folles sensations que j'évoquais depuis plusieurs jours. Sic. Bon, et bien, c'est clair, elle est en dehors du trip, ne cherche même pas à s'y impliquer. Le temps est gris. Je pressens déjà qu'elle va sortir du bus, regarder le glacier et dire " ouais, c'est beau ", et remonter dans le bus pour le trajet de retour. Sans un mot, sans un regard superflu. Mais non, tout cela, c'est ce qu'elle s'imagine, elle, en ce moment. Mais moi qui connaît la réalité du lieu, qui en connaît la puissance hypnotique, je sais à quel point le Perito Moreno envoûte, captive et retient à lui, jusqu'à l'ultime minute, le regard fasciné de ses visiteurs. " Mesdames et Messieurs, Ladies and Gentlemen, señoras y señores, Herren und Damen, voici la huitième merveille du monde, le glacier Perito Francisco P. Moreno, patrimoine de l'humanité, rare témoignage de ce qui contribua à sa naissance." Sur fond de musique de piste aux étoiles, le guide s'efface enfin comme tous les "monsieur loyal" des grands cirques, pour nous laisser admirer le spectacle.

   
 
   
 
   
 
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