Le marathon de l'artisanat organisé par Martine est
une épreuve qui pompe vos derniers globules rouges surnuméraires, un
effort dans lequel vos sucres se dissolvent plus vite que dans une fourmilière
d'Amazonie, une course qui laisse vos plantes de pieds, mollets, cuisses,
épaules, muscles tenseurs du cou et paupières, dans un état pathologique
pathétique, tétanique. Grimper le Cotopaxi, me direz-vous, laisse tout
autant de séquelles. Certes. Mais le marathon de l'artisanat, c'est
bien plus que cela. C'est une guerre psychologique intense. Ponchos,
mantas, tapis, pulls, sacs, dansent bien vite devant vos yeux fatigués
une farandole de couleurs locales, et ce spectre tourne si vite que
le tout se fond en une lumière blanche aveuglante. " Et celui-là, tu
en penses quoi ? " " De quoi, de quoi, j'en pense quoi de quoi ? " Martine
est là au centre de l'auréole aveuglante. Elle me tend un sac aux tons
rouille et orange. N'en ai-je point vu déjà dix mille des sacs comme
celui-ci ? Non, au sourire ravi de Martine, je devine qu'un détail quelconque
doit le rendre incomparable. Un borborygme fatigué tombe de mes lèvres
molles, ouvert à toute interprétation, acquiescement, indifférence ou
refus. Le troisième jour de notre visite à Quito, nous entamons un petit
aparté touristico-flânerie à Otavalo, l'un des plus célèbres marchés
d'Amérique du Sud. Je l'imagine grand, ensoleillé, croulant sous les
fruits, bondé d'artisanat authentique, de beaux indiens souriants, gorgé
de toutes les couleurs du continent. Pour une fois, j'anticipe une réelle
joie à sortir mon appareil photo en milieu citadin, ce qui me gêne terriblement
en temps ordinaires. Le bus nous dépose en fin de matinée dans cette
ville au nom magique, mais un refrain trop connu salue notre arrivée
: Ciel gris et ville triste. Tout cela n'augure rien de très bon. Galère
pour trouver un hôtel. Des foules entières de renifleurs viennent ici
se couvrir de pied en cap de tissus andins. Mesdames et Messieurs, voici
enfin le marché des marchés, le diadème chatoyant des Andes, le marché
d'Otavalo ! Bon...Ah ?...bof.... Une place de cinquante mètres sur cinquante,
deux mille cinq cents mètres carrés de stands identiques aux produits
identiques, artisanat bas de gamme industriel pour l'industrie du tourisme.
Un camion, dans la ruelle à notre droite, décharge une cargaison entière
de sacs que les gérants mercantiles du marché mystifié répartissent
sur les stands. Overdose textile. Je traverse en apnée cet océan de
laine, en moins de deux minutes, victime de nausées, passablement écoeuré,
vexé d'avoir été dupé par la littérature consensuelle de nos guides
touristiques. Otavalo mérite d'être décrit pour ce qu'il est : un marché
inhumain déserté par toute espèce de simplicité ou d'esprit indien,
aux produits tristement clonés, médiocres, vendus la figure lasse par
quelques hommes et femmes étourdis par les essences de leurs teintures.
Ne cherchez pas autre chose que des montagnes
de laine tissée. Céramiques, travail du bois, peintures, objets d'art
divers, rien de tout cela n'existe ici. Dans quelques années peut être.
Le temps de mettre en place les chaînes de montage appropriées, le temps
de tayloriser ces nouveaux marchés. Tchao. Retour sur Quito.

On réserve un vol pour Caracas le mardi 27 juillet.
C'est maintenant définitif, nous ne passerons pas en Colombie. La tension
monte dans ce pays. Simón Bolívar, le libérateur historique de ces terres
indiennes, serait dépassé par ces histoires là, autrement affligeantes.
Le gouvernement en place sollicite déjà l'aide militaire américaine.
Ils cherchent un appui pour conjuguer la crise qui s'aggrave. Quatre
cents morts et plus, ce n'est pour l'instant qu'une mauvaise querelle.
Mais qui manipule qui dans ce pays ? L'histoire nous a prouvé que les
Américains étaient passés maîtres dans ces jeux malsains. Je plains
les vilains. Que leurs actes soient condamnés. Quito, capitale perchée
à 2850 mètres. Nous y flânons encore deux ou trois jours. Demain, nous
descendons sur la côte vénézuélienne pour terminer tranquillement notre
aventure. Nous vivons nos dernières heures à ces fantastiques hauteurs
andines. Clap de fin pour l'Equateur. Dommage. Il faudrait y revenir
à la belle saison.
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