Que pena, que pena !! La larme s'accroche désespérément au rivage de cils de ses doux yeux noirs, qui portent déjà en eux le deuil de notre présence. La gérante de l'hôtel Pacifico nous sourit une dernière fois, joliment, avec simplicité, et nous laisse fuir avec nos sacs sur le dos, vers l'inconnu, vers nos emmerdes magnifiques. Quitter Puerto Lopez n'est pas simple. La grève perdure. Sur la plate-forme arrière de la camionetta qui nous ramasse au bord du fossé, tout en pleurs, nous sommes maintenant dix-neuf. Je manque trois fois verser par-dessus bord, les fesses détruites, les jambes pétrifiées, le corps entier épousant les convulsions de cette route asthmatique ravagée par El Niño. Après une heure de crapahutage pittoresque nous avons déjà perdu une bonne douzaine de têtes brunes, larguées au pied de leurs taudis de parpaings gris et de tôles éventrées. Martine s'est réfugiée dans le cockpit avant a l'abri des chutes et surtout des mouches qui me frappent de plein fouet. Deux hommes de la région engagent avec moi une conversation cent fois éprouvée au cours de ce voyage, sur le coût des biens et des denrées. Nous avons accumulé suffisamment de matière depuis notre arrivée en Equateur pour produire une thèse dont le sujet pourrait être le suivant : " Etude comparative mais non exhaustive, des économies populaires équatoriennes et françaises du XXème siècle, vue au quotidien, à des fins résolument vindicatives, pouvant tendre à l'action révolutionnaire ". Manuel, dans ce domaine est supérieur a tous les boliviens, péruviens, brésiliens, chiliens et autres, qui nous ont déjà interrogés sur ce thème. La route est longue et notre promiscuité nous contraint au dialogue. Comme le sujet est intarissable, cela dure un certain temps. Voici un extrait très arbitraire des comparaisons de prix qui passionnaient nos compagnons. (le premier prix indiqué est le prix en France, le second en Equateur, les deux exprimés en francs). Bière, dans un bar classique 15 a 20 3 Bière, bar chic 50 8 Ceviche de camarones 80 2 Langouste 350 40 Polo classique 100 à 150 10 Polo chic 200 à 400 50 Litre de super 7 1,50 Cigarettes 18 5 Location appartement 40 m2 4000/mois 65/an Electricité/mois 400 50 Téléphone par mois 600 pas de ( Salaire ouvrier NQ 6500 250 à 600 500 km de transport 400 30 Voilà pour ce qui était comparable... A chaque nouveau prix qui sortait de ma bouche succédait une seconde de stupeur, puis des rires spontanés dans lesquels tintaient le cliquetis de milliers de pièces d'argent imaginaires. Stupéfaits par le salaire de fortune de nos ouvriers, ils ne comprirent qu'à l'issue de cette brillante étude en quoi le positionnement social de leurs collègues français était finalement similaire au leur. Quelques secondes avant de mettre pied à terre, se rendant compte que toutes ces comparaisons ne changeraient jamais rien à sa cause, Manuel conclut de lui-même, fataliste mais sincère : " Pero amistad es mas importante que el dinero de los ricos... Mais l'amitié est plus importante que l'argent des riches !". Si les pauvres ne se rebellent plus je crains le pire pour l'avenir. Il me faudra modifier le titre de ma thèse, remplacer vindicatif par fataliste et révolutionnaire par passif. Tous ces gens ont besoin d'un nouveau Che, d'un nouveau Bolivar. Si j'avais des couilles, ou plutôt non, si mes racines étaient ici, bien ancrées, condamné à la pauvreté, rejeté de la société combattante, je serais révolutionnaire, Martine aussi, nous serions déjà deux. Il nous manquerait un chef, un guerrier, un qui sait où ça fait mal. Mais je suis riche, nanti, mes racines bien solides et la tête pleine de rêves, de paix, de vie équilibrée et harmonieuse. Ahhhhhh, je veux ressusciter en libertador, ou en son cheval, en San Martin du troisième millénaire, en Che Gevara Le Mercier, plus vif et rapide que les taupes sournoises de la CIA, je veux mettre en branle la plus grande armée révolutionnaire de tous les temps qui traversera les Andes, tel Hannibal, sur des éléphants puissants venus d'Afrique à la nage, je veux asphyxier les profiteurs, politiser la politique, socialiser la misère, et donner de la joie à vivre sur cette poussière de terre satellisée autour d'un ridicule astre solaire, perdue au sein d'une quelconque galaxie qui tourne, tourne, autour de ses trous noirs. Je veux, je veux, mais Ahhhhhh, je ne peux ! Je suis faible, si faible, et ils sont si nombreux ! Je veux revenir en France, regarder tout cela à la télé, c'est plus drôle, moins réel... Je ne veux plus être ami avec ces gens là, je ne veux plus croiser leurs grands yeux de chiens battus, faméliques, suppliants, je ne le veux plus avant ma résurrection fabuleuse. Eh, toi là haut, le Dieu des Dieux et tyran des tyrans, tu y penseras le jour venu, hein ? Après trois changements de véhicule nous faisons halte à Punta Carnero pour la nuit. Ici c'est la haute saison, alta temporada. Curieusement, seules les vagues sont hautes. Elles viennent se fracasser à grandes volées de décibels sous le balcon de notre chambre, rongé par les sels. Deux grands hôtels, deux clients. Une mélancolie stérile nous envahit. L'océan qui réfléchit la grosse pâtée grise qui le surplombe, ramène dans ses rouleaux des vagues de spleen qui nous éclaboussent. L'énergie de l'océan ne faiblit pas la nuit venue. Je ne ferme pas les yeux, le fracas des vagues est insupportable. |
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