Les services sont réduits à leur
minimum et la conjoncture accentue l'isolement du village. Plus de bus,
fermeture de la poste et du téléphone, approvisionnement difficile en
eau (le village est habituellement livré en eau par camions citernes),
coupures d'électricité, fermeture de la station service. Nous nous transformons
ici en routards de luxe, meilleur hôtel de la ville et meilleur resto,
mais la concurrence est médiocre. Et bien, malgré cet état des lieux
dramatique, nous prenons ici nos marques et nous y sentons plutôt bien.
La langouste sauce crevette est donnée, les Saint-Jacques délicieuses,
le spondylus à l'ail raffiné, le lomo a la pimienta bien tendre, la
sopa marinera un délice...etc. Les nouvelles qui nous parviennent de
Colombie ne sont guère rassurantes. Des affrontements entre les forces
gouvernementales, appuyées par les ricains, et les FARC (forces armées
révolutionnaires) viennent de faire plus de trois cents morts. Calmez-vous
avant notre arrivée ! Au Pérou, le chef des sendinistes vient d'être
arrêté suite à une opération commando de l'armée. Gare aux représailles
! A La Paz, ce sont les étudiants qui provoquent quelques troubles avec
les forces de l'ordre. Quelle tension ! Et ici, à Quito, il ne manquait
plus que cela, les indigènes (c'est ainsi que sont appelés les indiens
au sein même de leur pays !) descendent par milliers des montagnes pour
se plaindre de leur lamentable misère et demander, comme tout le monde,
la démission du président. Aïe Aïe Aïe ! L'océan, lui, conserve son
flegme pacifique. Au loin, suspendue au plafond cotonneux, immobile,
l'île de la Plata, stupidement surnommée les Galapagos du pauvre. A
8h30, le 13 juillet, après une journée de repos au goût délicieux de
langouste, Saint Olivier oblige, nous quittons l'anse de Puerto Lopez
et surfons sur l'océan nonchalant vers l'île aux multiples trésors.
Le vrai tout d'abord, celui qui donna son nom à l'île. Un trésor immergé
à quelques brasses du rivage par le pirate anglais Francis Drake, et
si profondément qu'il ne put jamais, cet idiot, le récupérer. L'océan
parfois fracassant se joua avec le temps des serrures protectrices et
dispersa les pièces d'or et d'argent qui vinrent s'échouer sur les plages.
L'île fut alors rebaptisée "l'île de l'argent" (plata). Mais le plus
surprenant ici, ce sont les habitants de l'île. Fous pour la plupart.
Chaque coin de l'île revendique un type de schizophrénie caractéristique.

A l'Est, les fous ne mangent que
de la sardine, allez savoir pourquoi, et cette monomanie alimentaire,
à cause d'un pigment particulier contenu dans la chair du poisson, leur
donne les pieds bleus. Si, si, sans rire.
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Tous ces oiseaux, fous à pattes
bleues, rouges ou grises, sont hyper photogéniques, drôles, et la pigmentation
de leurs pattes étonnante, surtout les bleus.

Les frégates nous survolent en
vol dynamique au-dessus des falaises et cet oiseau élégant guette la
maladresse d'un fou qui le serait assez pour lâcher sa proie, car ce
pirate de l'air, ne pouvant plonger comme les autres oiseaux marins,
s'est spécialisé dans le chapardage aérien. Les fous se laissent volontiers
approcher. Notre guide très au point nous raconte tout de leurs mœurs
que nous observons in situ à deux mètres de nous. Il est assez rare
d'approcher aussi près des oiseaux marins de cette taille, et ceux-ci
sont vraiment trognons.

Nous poursuivons notre promenade sur l'île et dénichons
le gauche albatros aux ailes de géant, ce rare oiseau chanté par Baudelaire.
Nous ne sommes pas autorisés à les approcher autant. Rares, ils sont
ultra-protégés. Puis, du haut des falaises, nous apercevons à plusieurs
centaines de mètres au large, la danse amoureuse des Jorobada, les claquements
puissants des nageoires, le battement furieux de la queue sur la surface
blanchie d'écume, et les sauts impressionnants de ces baleines de dix-huit
mètres qui arrivent ici après un long périple qui les a conduit des
eaux antarctiques aux eaux équatoriennes. Deux cents individus se reposent
ici pendant trois mois. Les femelles accoucheront de leur baleineau
de quatre mètres en août. En trois mois, les bébés s'allongeront de
trois mètres et prendront quelques centimètres de graisse supplémentaires
(merci maman pour ton lait si gras, du vrai beurre!), et seront alors
suffisamment costauds pour survivre dans les eaux froides du pôle. Ce
matin en approchant de l'île, nous avons taquiné les cétacés, mais ceux-ci
n'étaient guère curieux. Un macho (mâle) s'est approché à cinq mètres
du bateau pour plonger presque aussitôt. Une queue s'est élevée à la
verticale comme un "V" de victoire, une queue bien fière, sereine, lointaine.
Les panaches expirés à la surface par les reines de l'océan nous ont
fait pousser des cris, mais aucune ce matin ne se sentait l'âme suffisamment
sociale pour venir coller ses flancs à notre bateau comme elles le font
parfois. Ce soir après trois heures de superbe
balade sur l'île, nous espérons bien forcer le destin et goûter au charme
de cette complicité impressionnante entre l'homme et la baleine, complicité
si souvent, et encore, lâchement trahie. Mais le Pacifique se rebelle
et protège sa faune. Ce soir, la mer est trop creusée. La journée est
foutue. Les baleines se cachent à l'eau en se disant que c'est assez,
arrondissent leur dos fin, et plongent dîner dans les abysses de trois
fois rien, deux ou trois tonnes de plancton, nada mas . Elles nous semblent
si libres, libres de se montrer ou de se cacher, libres d'accepter notre
sympathie, libres de la craindre, non par instinct mais par expérience.
Sur le retour, nous fixons l'horizon pendant plus d'une heure pour échapper
aux nausées que l'on sent poindre et touchons terre sains et saufs.
La langouste nous attend. La grève aussi qui s'est durcie. On s'en fout,
demain on se repose. Pour la suite, nous nous laisserons porter. Les
piqueros patas azules viennent bercer nos rêves et la grosse Jorobada,
du fond de son grand océan, nous sourit de ses mille fanons.

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