Changer de pays

Puerto Lopez, enfin un endroit pour nous poser en Equateur, sur l'océan pacifique, sous la mer de grisaille qui sévit à cette époque neuf jours sur dix.
Hôtel Pacifico, chambre avec vue, baño privado, eau chaude. Puerto Lopez, charmant village de pêcheurs disent nos guides. Une description plus objective s'impose. Les rues sont sales, non bitumées, fréquentées tant par les vautours que par les autochtones.

Les services sont réduits à leur minimum et la conjoncture accentue l'isolement du village. Plus de bus, fermeture de la poste et du téléphone, approvisionnement difficile en eau (le village est habituellement livré en eau par camions citernes), coupures d'électricité, fermeture de la station service. Nous nous transformons ici en routards de luxe, meilleur hôtel de la ville et meilleur resto, mais la concurrence est médiocre. Et bien, malgré cet état des lieux dramatique, nous prenons ici nos marques et nous y sentons plutôt bien. La langouste sauce crevette est donnée, les Saint-Jacques délicieuses, le spondylus à l'ail raffiné, le lomo a la pimienta bien tendre, la sopa marinera un délice...etc. Les nouvelles qui nous parviennent de Colombie ne sont guère rassurantes. Des affrontements entre les forces gouvernementales, appuyées par les ricains, et les FARC (forces armées révolutionnaires) viennent de faire plus de trois cents morts. Calmez-vous avant notre arrivée ! Au Pérou, le chef des sendinistes vient d'être arrêté suite à une opération commando de l'armée. Gare aux représailles ! A La Paz, ce sont les étudiants qui provoquent quelques troubles avec les forces de l'ordre. Quelle tension ! Et ici, à Quito, il ne manquait plus que cela, les indigènes (c'est ainsi que sont appelés les indiens au sein même de leur pays !) descendent par milliers des montagnes pour se plaindre de leur lamentable misère et demander, comme tout le monde, la démission du président. Aïe Aïe Aïe ! L'océan, lui, conserve son flegme pacifique. Au loin, suspendue au plafond cotonneux, immobile, l'île de la Plata, stupidement surnommée les Galapagos du pauvre. A 8h30, le 13 juillet, après une journée de repos au goût délicieux de langouste, Saint Olivier oblige, nous quittons l'anse de Puerto Lopez et surfons sur l'océan nonchalant vers l'île aux multiples trésors. Le vrai tout d'abord, celui qui donna son nom à l'île. Un trésor immergé à quelques brasses du rivage par le pirate anglais Francis Drake, et si profondément qu'il ne put jamais, cet idiot, le récupérer. L'océan parfois fracassant se joua avec le temps des serrures protectrices et dispersa les pièces d'or et d'argent qui vinrent s'échouer sur les plages. L'île fut alors rebaptisée "l'île de l'argent" (plata). Mais le plus surprenant ici, ce sont les habitants de l'île. Fous pour la plupart. Chaque coin de l'île revendique un type de schizophrénie caractéristique.

A l'Est, les fous ne mangent que de la sardine, allez savoir pourquoi, et cette monomanie alimentaire, à cause d'un pigment particulier contenu dans la chair du poisson, leur donne les pieds bleus. Si, si, sans rire.

Mais à l'Ouest les fous se moquent bien des pieds bleus. Eux se sont mis en tête de ne bouffer que des crevettes. Mais qui mange jour après jour ces camarones fort délicieuses se retrouve bien vite avec les pieds rouges. Et au centre, les fous qui n'ont pas choisi leur camp. Ils ont les pieds gris, grisés de folie.

Tous ces oiseaux, fous à pattes bleues, rouges ou grises, sont hyper photogéniques, drôles, et la pigmentation de leurs pattes étonnante, surtout les bleus.

Les frégates nous survolent en vol dynamique au-dessus des falaises et cet oiseau élégant guette la maladresse d'un fou qui le serait assez pour lâcher sa proie, car ce pirate de l'air, ne pouvant plonger comme les autres oiseaux marins, s'est spécialisé dans le chapardage aérien. Les fous se laissent volontiers approcher. Notre guide très au point nous raconte tout de leurs mœurs que nous observons in situ à deux mètres de nous. Il est assez rare d'approcher aussi près des oiseaux marins de cette taille, et ceux-ci sont vraiment trognons.

Nous poursuivons notre promenade sur l'île et dénichons le gauche albatros aux ailes de géant, ce rare oiseau chanté par Baudelaire. Nous ne sommes pas autorisés à les approcher autant. Rares, ils sont ultra-protégés. Puis, du haut des falaises, nous apercevons à plusieurs centaines de mètres au large, la danse amoureuse des Jorobada, les claquements puissants des nageoires, le battement furieux de la queue sur la surface blanchie d'écume, et les sauts impressionnants de ces baleines de dix-huit mètres qui arrivent ici après un long périple qui les a conduit des eaux antarctiques aux eaux équatoriennes. Deux cents individus se reposent ici pendant trois mois. Les femelles accoucheront de leur baleineau de quatre mètres en août. En trois mois, les bébés s'allongeront de trois mètres et prendront quelques centimètres de graisse supplémentaires (merci maman pour ton lait si gras, du vrai beurre!), et seront alors suffisamment costauds pour survivre dans les eaux froides du pôle. Ce matin en approchant de l'île, nous avons taquiné les cétacés, mais ceux-ci n'étaient guère curieux. Un macho (mâle) s'est approché à cinq mètres du bateau pour plonger presque aussitôt. Une queue s'est élevée à la verticale comme un "V" de victoire, une queue bien fière, sereine, lointaine. Les panaches expirés à la surface par les reines de l'océan nous ont fait pousser des cris, mais aucune ce matin ne se sentait l'âme suffisamment sociale pour venir coller ses flancs à notre bateau comme elles le font parfois. Ce soir après trois heures de superbe balade sur l'île, nous espérons bien forcer le destin et goûter au charme de cette complicité impressionnante entre l'homme et la baleine, complicité si souvent, et encore, lâchement trahie. Mais le Pacifique se rebelle et protège sa faune. Ce soir, la mer est trop creusée. La journée est foutue. Les baleines se cachent à l'eau en se disant que c'est assez, arrondissent leur dos fin, et plongent dîner dans les abysses de trois fois rien, deux ou trois tonnes de plancton, nada mas . Elles nous semblent si libres, libres de se montrer ou de se cacher, libres d'accepter notre sympathie, libres de la craindre, non par instinct mais par expérience. Sur le retour, nous fixons l'horizon pendant plus d'une heure pour échapper aux nausées que l'on sent poindre et touchons terre sains et saufs. La langouste nous attend. La grève aussi qui s'est durcie. On s'en fout, demain on se repose. Pour la suite, nous nous laisserons porter. Les piqueros patas azules viennent bercer nos rêves et la grosse Jorobada, du fond de son grand océan, nous sourit de ses mille fanons.

   
 
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