Quand vous arrivez à Paraty hors saison, il est difficile
de ne pas succomber au charme du lieu, particulièrement dans le vieux
centre, monument historique national, totalement libéré des nuisances
automobiles.

La superbe maison coloniale dans laquelle nous logeons,
serait un rêve sous nos latitudes. Les murs de pierre sont lourds et
solides, et d'imposants madriers soutiennent un plafond en poutres de
bois sombre. Au sol, de jolies dalles de pierres grises. Au milieu du
vaste séjour, un escalier magnifique, avec ses premières marches en
pierre, usées, et sa large volée en bois massif. Jouxtant le séjour,
séparé simplement par deux imposants piliers blancs, un patio intérieur
dans lequel s'étalent les larges feuilles d'un monde sublimement végétal.
Dans tous les recoins, d'innombrables meubles en bois : des tables par
dizaines, des buffets, des bancs, des armoires, des lustres, d'anciennes
roues, des outils d'une autre époque, des sculptures. Mais aussi des
malles, une vieille caisse enregistreuse, des poteries, et suspendues
directement sur les murs granitiques, des peintures d'époque, portraits
de famille, représentations religieuses, ou paysages régionaux. Sur
les tables, à notre disposition, magasines, livres, jeux de dame, d'échec,
... Le lendemain, c'est le déluge tropical. Les rivières dégoulinent
sur le gros pavé de ces rues historiques. Des trombes d'eau tombent
à trois mètres de nous dans le patio, éclaboussant le sol du séjour.
L'atmosphère est lourde, pesante, cent pour cent humide. Jusque dix
sept heures, nous lisons, écrivons, jouons. Trois parties de "petites
souris", et deux parties de "bêtes à cornes". Martine souhaitait jouer
aux dames, mais nous avions quelque peine à confirmer le caractère officiel
de certaines règles telles que le "souffler n'est pas jouer" ou le droit
pour un joueur d'exécuter un second coup après une prise de pion. Nous
avons donc renoncé.
|
Je rince tous les cinq pas mes pieds mousseux dans les
grandes mares du déluge, mais rien n'y fait. Ils sont plus actifs qu'une
bière tiède, et toute cette mousse et ces bains de pieds à répétition
commencent à affoler deux ou trois vieilles paratitiennes qui voient
en moi une victime du vaudou, une incarnation même du malin. Je reviens,
bondissant de mare en mare, jusqu'à la poussada Solar Dos Geranios,
notre demeure coloniale. Là, j'immerge mes sandales dans le lavabo mais
elles refusent de couler. Je leur colle un pot de géranium sur la tête
et les noie avec une satisfaction qui tient du sadisme le plus vil.
Je vous le dis sans ambages, tirez tous parti de cette burlesque expérience.
N'utilisez jamais de la lessive pure pour lavez vos chaussures. Osez
la dilution ! Je change de godillots et rejoins Martine toute hilare.
Il pleut encore quelques gouttes mais le cadre est si merveilleux que
pour rien au monde je n'échangerais un petit coin de Paraty contre un
coin de parapluie, j'y perdrais bien au change pardi ! Le lendemain
matin, nous nous retrouvons dans la grande salle de petit déjeuner de
notre belle demeure coloniale. L'ambiance est tellement conforme à cette
époque, que nous ne sommes guère surpris de voir cette femme, une négresse
maigre et silencieuse, nous porter sans un regard, des oranges pressées,
fruits de la passion, café, jambon, fromage, gâteau à la banane, et
se retirer en glissant comme un chat sur le sol pierreux. L'esclave
au regard triste reviendra aussitôt terminées les agapes matinales,
débarrassera toute trace de notre passage pour éviter le fouet de la
patronne, blanche et martiale. Négresse, esclave, patronne, un vocabulaire
19ème qui survit sûrement au-delà des mots condamnés, dans les attitudes
quotidiennes de ceux qui sont bien nés. Mais dans le regard fuyant de
l'esclave, l'intelligence et la dignité sont intactes. Ce matin, nous
restons envasés dans le limon nauséeux du festin de la veille, aux fortes
émanations de cachaca et de vin blanc argentin. On s'en fout car le
plafond dégouline à nouveau sur le plancher de notre piste de danse.
Sous la pluie chaude, le torse nu, imberbes, les hommes de Paraty battent
le vieux pavé de leurs pieds nus, poussent leur vieille carne du haut
de leur carrosse princier.

Et toutes ces peaux de métis, de nègres, de mulâtres,
de blancs secs, qui brillent et réfléchissent leur commune harmonie,
fier étendard de ce que pourrait être une vie symbiotique, subitement
polychrome. Le shaker génétique a métissé le cuir de la bête humaine,
mais aurait-il cassé ou lissé les mauvais gênes ? Les Brésiliens semblent
tranquilles, attentionnés, naturels, beaux dans leur nudité quotidienne
de corps et d'esprit. L'automne est décidément pluvieux. Cette pluie
chaude et lourde ricoche en gerbes lumineuses sur les feuilles géantes
des bananiers. Au premier rayon de soleil, les épaules métissées brillent
comme ces costumes de parade pailletés qui défilent en février dans
le Sambodrome . Les tropiques ont la pluie joyeuse. Nous profitons du
village en soirée, balade et bonne chère, une moqueca de crabe remarquable
cuisinée dans un plat d'argile.
|