A l'heure où Frère Jacques sonne les matines de ce jeudi
Saint, nous quittons l'île avec regrets, l'abandonnant aux forces de
débarquement qui affluent de toute part, menaçantes. Avec regrets car
l'île ne trahit pas les superlatifs qui la qualifient. Avec regrets
car nous n'avons pas su échapper aux structures empesées qui la dénaturent.
Avec regrets, car cette nature en elle-même violente cohabite très mal
avec ces hordes de croisés qui la foulent aux pieds.

Nous partons pour 24 heures de voyage et traversons
une nouvelle fois la mégapole de São Paulo. Au delà, nous poursuivons
notre route sur un axe très citadin. Nous disons donc adieu à la côte
atlantique, filant plein ouest désormais vers l'océan Pacifique que
nous devrions atteindre d'ici deux mois du côté de Lima. Le 2 avril,
à 14h15, nous débarquons ainsi à Foz do Iguaçu, une triste ville sans
grand intérêt, quadrillée comme ces villes moyennes des Etats-Unis,
au centre bien fade, presque inexistant. La géographie des lieux est
cependant intéressante puisque trois villes de trois pays différents
se touchent ici, séparées par les frontières naturelles et sinueuses
du Rio Iguaçu inférieur qui court d'est en ouest et du Rio Parana qui
coule du nord au sud, et s'en va mourir du côté de Buenos Aires dans
l'estuaire du Rio de La Plata. Foz do Iguaçu, Brésil, Puerto Iguazú,
Argentine, et Ciudad del Este, Paraguay, se toisent ainsi dans les reflets
mordorés de leurs frontières, entourés d'une épaisse jungle inhospitalière.
La cohabitation est amicale. Les souvenirs de 1864, lorsque le Paraguayen
Solano Lopez déclara la guerre à ses trois voisins Brésiliens, Argentins
et Uruguayens sont éloignés. Ce conflit voulu par ce va-t-en-guerre
et connu sous le nom de guerre de la triple alliance, coûta la vie à
la moitié de la population paraguayenne, et sur la moitié restante,
200 000 personnes, 28 000 jeunes et vieillards eurent pour charge de
régénérer leur peuple (South American Handbook). Aujourd'hui,
3 avril, c'est décidé, nous ne restons pas à Foz car j'emmène Madame
au Dam, dame ! " Dam ", en anglais, veut dire barrage. Comme les anglais
font tout à l'envers, on peut le lire dans l'autre sens pour obtenir
"mad" qui veut dire fou. Aux aurores, avec ma dame de Paname, nous voici
donc sur le chaud macadam roulant vers le mad dam, le barrage fou, curieux
palindrome linguistique qui sied comme un gant au plus grand barrage
du monde, le barrage d'Itaipu.

Pour électrifier le sud du Brésil, lui insuffler l'énergie
de la puissance et du développement économique, il fallut sacrément
turbiner. Mais avant qu'elles ne tournent ces turbines, à l'eau bien
sûr, toutes sobres qu'elles sont, il fallut inonder une vaste vallée
en fermant les lourdes vannes du gigantesque mur de béton. Les eaux
du Rio Parana formèrent en 14 jours le lac actuel, réservoir de puissance
Hydraulique pour les 18 turbines géantes. Sous la pression écologique
(le Rio Parana traverse une jungle dans laquelle s'épanouissent une
faune et une flore très riches), 36 000 animaux furent préalablement
sauvés d'une noyade promise. Peut être aussi par simple préoccupation
technologique, car on peut imaginer que ces turbines high-tech ne sont
pas conçues comme des hachoirs à viande. La propagande du film officiel
qui nous est présenté n'impressionne guère Martine qui me demande :
" Mais qu'ont-ils fait pour les millions de vers de terre, de fourmis
rouges, d'araignées, de cocons à papillons, de mantes religieuses, de
petits oiseaux aux plumes trop tendres pour s'envoler ? ". Quelques
watts de plus aux électrons sanguinolents sans doute... Le barrage reçoit
la visite de 500 000 visiteurs par an. Il ne m'est guère possible d'en
vouloir aux responsables qui interdisent tout accès aux entrailles de
ce qu'ils clament comme étant la 7ième merveille du monde moderne, la
première étant notre champion boursier, Eurotunnel. Lestée de ce centre
d'intérêt majeur, la visite devient superficielle et organisée au cordeau.
Une dizaine de bus enfournent leurs chemises à fleurs, leurs casquettes
de couleurs et leurs fiers photographes, auxquels il faudrait un jour
que je consacre une page, car les scènes auxquelles nous assistons régulièrement
dans ce domaine particulier de la photo de vacances confinent au grand
guignolesque. Puis cet étrange convoi parcourt le domaine, depuis les
plans inclinés sur lesquels se déchaîne l'eau libérée, jusqu'au sommet
du barrage qui nous donne la meilleure vue d'ensemble. Puis, retour
à la case départ. Voilà c'est fini. Point d'explications techniques,
nulle visite des hachoirs à viande. Je suis un peu frustré, Martine
quand même satisfaite d'avoir vu de ses yeux cette grandiose réalisation
humaine. Moi aussi après tout, mais j'attendais autre chose.
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