Changer de pays

Le lendemain… Ce matin, pour rafraîchir nos corps maltraités la veille, nous décidons de valider à nouveau le théorème d'Archimède, revu et corrigé par l'homme au bonnet rouge, le commandant Cousteau et son fidèle Falco. Nous embarquons à bord de Mister Big, notre Calypso à nous. Mister Big a ceci de rassurant pour les sauvages bourgeois que nous sommes, c'est qu'il peut accueillir 26 plongeurs, mais qu'à l'heure du départ, Martine, moi, et un argentin bedonnant constituons le maigre effectif de la palanquée que Fabio, moniteur féminisé, a pour objectif de couler par 10 mètres de fond sur le récif corallien d'un îlot, au large de Paraty.
Détendeur à main droite, manomètre à main gauche, stab et moral gonflés à blocs de 200 bars, la paume sur l'embout, l'index sur le masque, je balance mon pied palmé dans le vide, et rejoint Martine qui batifole déjà dans ce monde d'apesanteur.

Descente au coeur de la troisième dimension, réglage de stab, vol en palier. Il ne nous reste plus qu'à surfer sur les crêtes coralliennes, en poumons ballast. La baie de Paraty n'est guère profonde, dix mètres ou un peu plus. Le corail est discret, mais de jolis poissons trognons au regard curieux nous accueillent en paradant fièrement sous nos yeux de scaphandriers, arborant avec ostentation leurs plus flamboyantes couleurs. Bien sûr, les gorgones de Sharm El Sheik, les anémones d'Hurgada et les abysses de Ras Mohamed, sont au monde sous-marin ce que Rio est au Carnaval, et peu de choses égalent l'intensité de ces eaux de mer rouge que Moïse eut tord de traverser à sec ( avouons que si l'homme au bonnet rouge a lu la bible, Moïse ignorait tout de l'invention du commandant), mais la balade est plaisante. Nous survolons de nombreuses raies de grande taille, croisons des poissons Ange de toute beauté, taquinons l'oursin et une étrange araignée de mer, pas le crabe, non non, une véritable araignée grande comme deux lourdes paumes, des poissons flûte ou trompette, je ne sais plus, un poisson préhistorique au museau de chauve-souris, une sorte de poisson papillon "voilier", et quantité d'écailles virevoltantes aux éclats fluorescents de samba. Nous remontons à 100 bars, après 40 minutes de plongée. Repos sur le pont de Mister Big, brûlant de soleil. Repos de courte durée, car nous voilà déjà ré-équipés, nous dandinant comme deux vieux pingouins lourdement lestés de 7 kilos de plomb. Plouf, Re-plouf !! Fabio mène la danse. Mes oreilles sifflent mais je suis la palanquée. Au-delà de 8 mètres, l'eau perd subitement 5 degrés, et vous pouvez vous retrouver dans la situation étrange suivante, si vous déambulez à la frontière de ces deux eaux : Les fesses caressées par des remous à 24 degrés, la zigounette refroidie par la subite dégradation thermique. Evoluant justement par 8 mètres de fond, la zigounette toute renfrognée, j'ôte mon détendeur pour conter à Martine cette mauvaise blague, laquelle me voyant ainsi dessiner des bulles dans lesquelles mes paroles se diluent, en glousse tellement qu'elle en avale la tasse, hoquette, manque s'étrangler de rire, preuve, s'il en fallait une, qu'une blague éculée peut encore tuer. Rien n'est pesant sous l'eau. Les amateurs de sensations fortes sont déçus. Ici, c'est le royaume de l'équilibre, de l'harmonie, de l'élégance naturelle, une histoire sans paroles, du Technicolor muet, une troisième dimension vécue pleinement. Nos libres évolutions échappent aux règles cartésiennes des x, y ou z, et palmes par-dessus tête, ou nage en marche arrière, n'ont aucune importance dans ce monde sans équation. Quand je pense qu'à l'oral de math du baccalauréat je suis tombé sur la loi de Poisson ! J'aurais dû lui répondre à cet inspecteur à l'haleine de hareng, que cette loi est inique et qu'elle viole la virginité d'un monde préservé, préservé de la folie administratrice des hommes. Mais je n'aurais pas eu mon bac. Nous émergeons après 40 nouvelles minutes de bonheur ultra-marin. Martine se jette sur un tuba et débarrassée de son pesant cylindre, retourne barboter sur ces eaux chaudes de surface. Malheureusement, le sable en suspension ne favorise pas le snorkling . Nous remontons vite sur le plus haut pont du bateau, et de ce piédestal improvisé, deux vieilles statues, Martine 30 ans et Olivier 33 ans, brandissent bien haut leurs oriflammes ternies, et toutes cordes vocales vibrantes, se jettent de cette fantastique hauteur dans l'émouvant océan. Le jeu se poursuit, vif et passionné. C'est à qui rejoindra le pont supérieur le premier. Les sauts se succèdent et c'est ainsi que de ce piédestal brillamment inauguré une heure plus tôt, deux beautés sculpturales, Martine 12 ans et Olivier 15 ans, brandissent bien haut leurs flamboyantes oriflammes, et muets de fierté adolescente, se donnent de cette fantastique hauteur à l'émouvant océan. Jusqu'à qu'épuisement s'ensuive. Puis c'est le retour. Nous cabotons dans la baie de Paraty, tachetée de 65 îlots, dont plus d'un correspond à l'image cartepostalisée d'une vie Robinson. Mais les Robinson que l'on peut apercevoir çà et là n'ignorent rien du pouvoir de l'argent. Martine, pour ta petite maison de vacances sur un îlot de Paraty, nous patienterons encore un peu. Nous touchons terre, monde plus austère, même au paradis de Paraty. Hier, dans notre partie de jambes en l'air sur le toboggan naturel, nous nous sommes fait dévorer par des dizaines de vampires lilliputiens, et si Martine, astucieuse, croisa les bras en forme de crucifix, rien n'y fit, les vampires s'enfuirent, gorgés de notre sang, laissant sur nos jambes nues des dizaines d'empreintes de leurs canines venimeuses. Les deux plongées nous ont fouetté les quelques litres de sang miraculeusement sauvés par Martine et son ingénieux crucifix. Ca fourmille de partout. Nous trouvons l'apaisement avec une crème anesthésiante. La chimie plus forte que la religion ? Sur le petit port de Paraty, nous sommes maintenant tranquillement installés à la terrasse d'un resto très mignon, devant l'église portugaise, sirotant la pinga locale, tendant l'oreille aux gratouillis de cordes et à la voix mélodieuse de Ronaldo, tout heureux d'avoir ce soir dans son public deux jeunes un peu plus ceci et un peu moins cela que les tronches blasées de fin de saison. Ses trois années de vie toulousaine entre Pastis et pétanque lui rappellent quelques airs de notre hexagone, mais sur ces portées musicales, point de noires ni de blanches, seulement des jaunes, orange et rouges qui réchauffent les rythmes tristes de Brel et Cabrel. Voyageur invétéré, saltimbanque du XXème siècle, ambassadeur nomade de sa musique de sang, un jour, de passage à Paraty, il prit femme et lui fit trois fois le gros ventre. Elle lui chantait " Ne me quitte pas " et lui se disait bien des choses contradictoires en regardant avec nostalgie le large et ces nuages sombres qui chaque jour partaient pour un long voyage transatlantique. Mais sa petite femme a apprivoisé le nomade. Désormais, elle ne sort plus de sa mémoire, ni la nuit, ni le jour, alors il sait que tout cela est fini, qu'il ne voyagera plus comme avant, cela était écrit, et que tout cela va dans le sens de son histoire, alors il sourit, se sent pousser des ailes magnifiques pour jouer une samba d'une légèreté paradisiaque qui nous envoûte totalement.

Le lendemain, nous nous reposons tranquillement et déambulons dans le vieux centre, immortalisant quelques splendides jeux d'ombres et de lumières sur mes Fuji Velvia. Difficile pour le photographe de s'affranchir du fouillis parasite des fils électriques, téléphoniques, antennes et autre ersatz de placenta qui relient l'homme à cette modernité communicante.
Mais tout cela est sans importance ici. En fait, rien n'est plus important ici que la douceur de vivre. L'harmonie architecturale, le contraste des couleurs, l'atmosphère tropicale et le comportement bonhomme des brésiliens font de cette ville un havre de vrai bonheur. Ainsi était Paraty, antichambre du paradis.
   
 
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