Le 6 septembre, nous étions attablés au " El Paladar ", petit resto cubain proche de la place de la République. J'entendis Martine me chuchoter, hésitante : " Et si nous partions pour un long voyage. Pas une semaine, pas un mois, mais vraiment longtemps, plusieurs mois, non point par misanthropie, mais pour ralentir la vie, accélérer nos émotions, et révéler en nous ces choses que nous ignorons ? Nous rentrerons un jour, quand le voyage n'aura plus de sens, ou bien jamais, ou très vite. C'est le chemin que nous emprunterons qui nous le dira. Ne serait-ce pas le plus passionnant des voyages de noces ? " Aussitôt dit, la nappe en papier se transforme en un étrange cahier de brouillon. Dans le cercle écarlate formé par les débordements de son verre de rouge, Martine calcule et inscrit nos échéances professionnelles. De mon côté, je déverse à la louche les chiffres de notre économie conjugale sur un coin de table. A combien se chiffre donc notre viatique de voyageurs ? Quand je dispose le couteau couvert de guacamole sous la colonne comptable, je remarque que Martine scrute avec grande inquiétude la somme qui s'inscrit sous cette barre de totalisation inoxydable. Le nombre magique apparaît lentement. Quelle étrange idée a-t-on de commencer une addition par les unités alors que l'essentiel se trouve dans les centaines et les milliers ! J'y arrive enfin. Je pose trois et je retiens deux. Et bien quoi, je ne suis pas un ordinateur non plus ! Martine patiente. En tous cas, elle retient son souffle. Encore une tranche pour le fisc. C'est bon. Je pose tout et ne retiens plus rien. Les dés économiques sont jetés. Et ils ne semblent pas trop pipés. Ce laborieux travail d'expert-comptable achevé, je trempe la pointe de mon couteau dans une sauce fort pimentée et dessine sur la nappe, entre nos deux assiettes, un petit mot de rien du tout, un petit " où ? " coincé entre les restes de guacamole et de pollo à la cubaine. Où ? Comme c'est étrange ! Martine concède que l'idée même du voyage lui importait bien plus que sa destination. Où ? Elle n'hésite pourtant pas deux secondes de plus. En Amérique Latine bien sûr ! Et moi de lui répondre que c'est génial, et ses yeux de pétiller, et soixante dix sept plans de s'échafauder simultanément, out of control, loco loco. En quelques minutes, nous fusionnons nos connaissances du continent pour imaginer un itinéraire, jongler avec les monnaies, les saisons, le relief des Andes et l'infranchissable Amazonie. Nos corps bicéphales voyagent déjà outre-Atlantique et nos esprits ébaudis s'ébrouent de bonheur, tels deux poulains fous dans un pré printanier. Nous nous laissons une douzaine de jours pour intégrer, assumer et valider l'idée même du projet. Faut-il donc abandonner le confort de notre appartement, rompre nos contrats de travail, délaisser familles et amis ? Autant de verbes cruels que de chaînes à briser. Pour chercher quoi ? Pour retrouver quoi au retour ? Pour reconstruire quoi ? Avec quelle nouvelle énergie ? Ahhhh… et puis, il nous faut bien imaginer ce quotidien à deux, 24h/24, dans la mêlée de nos inextricables destinées. Douze jours de silence radio. Comme si cette soirée n'avait existé que dans les vapeurs d'un repas trop arrosé. Je respecte l'omerta. Martine est plus diserte. Ce voyage s'impose tellement naturellement à ses yeux. Le 18 septembre arrive enfin. Il se trouve que ce soir j'ai 33 ans, 3 cadeaux, et une femme soudainement très excitée, fière de me voir déchirer le papier kraft et exhiber de l'emballage cachottier, un couteau suisse, un kit de survie amazonien et une paire de tongs " aventure ". Je l'embrasse franchement. Heureux. Son cadeau est une réponse en soi. Sa sémillante humeur inonde le salon, mais elle se fige tout à coup, visiblement inquiète : " Mais toi, toi, tu ne m'as encore rien dit. Ta réponse, vite ! ! ! ". Bien sûr, vous la connaissez ma réponse, sinon rien de ce qui suit n'aurait de sens. Ce soir là, nous n'avions plus qu'à nous noyer, enthousiastes, dans les bulles millésimées de l'aventure qu'il nous restait à vivre.
   
 
   
 
   
 
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