Vers trois heures du matin, la couette glisse soudainement de mes épaules, agitée par je ne sais quelle brusque réaction de Martine. Je me retourne aussitôt pour constater qu'un homme très pâle, le teint diaphane, le front haut et l'œil profond, nous observe posément, assis entre nous deux, les bras croisés sur la poitrine. Ravi de nous voir éveillés, il entonne aussitôt d'une voix grave :

Etonnants voyageurs ! quelles nobles histoires

Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !

Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,

Ces bijoux merveilleux faits d'astres et d'éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !

Faites, pour égayer l'ennui de nos prisons,

Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,

Vos souvenirs avec leurs cadres d'horizons.

Dites, qu'avez-vous vu ?

 

Martine est aphone. Elle me prie de sa prunelle ardente de répondre à notre surprenant invité. Je m'y emploie avec la solennité qui sied au ton ampoulé de ce poète parachuté des cieux : Rien encore, cher ami. Mais serez-vous indulgent ? Léger, futile, inutile. Tel sera notre récit. Deux êtres simples qui dérivent au vent. Voilà ce que nous sommes. Et vous ? Qui êtes vous ? Il s'appelle Charles, poète du siècle passé. Le voilà qui enchaîne avec un enthousiasme tel, qu'une trace de rose illumine soudain deux joues plutôt flasques :

Mais les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent

Pour partir : cœurs légers, semblables aux ballons,

De leur fatalité jamais ils ne s'écartent,

Et, sans savoir pourquoi, disent toujours : Allons !

Je lui réponds aussitôt, prisonnier d'une conversation qui s'échappe vers un ailleurs étrange, délivré des lois : Certes. Demain nous partirons. Nous raconterons cela. Et puis le reste aussi. Mais je vous en prie. N'accordez que mépris à nos vaines paroles. L'essentiel est ailleurs. Dans le rêve. La nature. Charles se lève alors, s'approche de la fenêtre, et observant la belle lune de cette nuit d'hiver, sourit et prononce d'une voix exilée au royaume des nuées :

La nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles ;

L'homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté.

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

- et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,

Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens

Qui chantent le transport de l'esprit et des sens.

 

Me suis-je laissé distraire quelque instant ? Je dois bien admettre que Charles a disparu. Martine me dit qu'il s'est laissé happer par un rayon de lune pour disparaître dans le ciel de Paris. J'en doute encore. Une chose est sûre cependant. Il est parti sans nous dire au revoir.

   
 
   
 
   
 
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